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cet immense désert de neige, seul à deux mille mètres au-dessus de la terre habitée, au-dessus des maisons humaines, au-dessus de la vie qui s’agite, bruit et palpite, seul dans le ciel glacé !

Une envie folle le tenaillait de se sauver n’importe où, n’importe comment, de descendre à Loëche en se jetant dans l’abîme ; mais il n’osait seulement pas ouvrir la porte, sûr que l’autre, le mort, lui barrerait la route, pour ne pas rester seul non plus là-haut.

Vers minuit, las de marcher, accablé d’angoisse et de peur, il s’assoupit enfin sur une chaise, car il redoutait son lit comme on redoute un lieu hanté.

Et soudain le cri strident de l’autre soir lui déchira les oreilles, si suraigu qu’Ulrich étendit les bras pour repousser le revenant, et il tomba sur le dos avec son siège.

Sam, réveillé par le bruit, se mit à hurler comme hurlent les chiens effrayés, et il tournait autour du logis cherchant d’où venait le danger.

Parvenu près de la porte, il flaira dessous, soufflant et reniflant avec force, le poil hérissé, la 241

queue droite et grognant.

Kunsi, éperdu, s’était levé et, tenant par un pied sa chaise, il cria : « N’entre pas, n’entre pas, n’entre pas ou je te tue. » Et le chien, excité par cette menace, aboyait avec fureur contre l’invisible ennemi que défiait la voix de son maître.

Sam, peu à peu, se calma et revint s’étendre auprès du foyer, mais il demeura inquiet, la tête levée, les yeux brillants et grondant entre ses crocs.

Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il se sentait défaillir de terreur, il alla chercher une bouteille d’eau-de-vie dans le buffet, et il en but, coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient vagues ; son courage s’affermissait ; une fièvre de feu glissait dans ses veines.

Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à boire de l’alcool. Et pendant plusieurs jours de suite il vécut, saoul comme une brute. Dès que la pensée de Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire jusqu’à l’instant où il tombait sur le sol, abattu par l’ivresse. Et il restait 242

là, sur la face, ivre mort, les membres rompus, ronflant, le front par terre. Mais à peine avait-il digéré le liquide affolant et brûlant, que le cri toujours le même : « Ulrich ! » le réveillait comme une balle qui lui aurait percé le crâne ; et il se dressait chancelant encore, étendant les mains pour ne point tomber, appelant Sam à son secours. Et le chien, qui semblait devenir fou comme son maître, se précipitait sur la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait de ses longues dents blanches, tandis que le jeune homme, le col renversé, la tête en l’air, avalait à pleines gorgées comme de l’eau fraîche après une course, l’eau-de-vie qui tout à l’heure endormirait de nouveau sa pensée, et son souvenir, et sa terreur éperdue.

En trois semaines, il absorba toute sa provision d’alcool. Mais cette saoulerie continue ne faisait qu’assoupir son épouvante qui se réveilla plus furieuse dès qu’il lui fut impossible de la calmer. L’idée fixe alors, exaspérée par un mois d’ivresse, et grandissant sans cesse dans l’absolue solitude, s’enfonçait en lui à la façon d’une vrille. Il marchait maintenant dans sa demeure ainsi qu’une bête en cage, collant son 243

oreille à la porte pour écouter si l’autre était là, et le défiant, à travers le mur.

Puis, dès qu’il sommeillait, vaincu par la fatigue, il entendait la voix qui le faisait bondir sur ses pieds.

Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur la porte et l’ouvrit pour voir celui qui l’appelait et pour le forcer à se taire.

Il reçut en plein visage un souffle d’air froid qui le glaça jusqu’aux os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que Sam s’était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu, et s’assit devant pour se chauffer ; mais soudain il tressaillit, quelqu’un grattait le mur en pleurant.

Il cria éperdu : « Va-t’en. » Une plainte lui répondit, longue et douloureuse.

Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il répétait : « Va-t’en » en tournant sur lui-même pour trouver un coin où se cacher. L’autre, pleurant toujours, passait le long 244

de la maison en se frottant contre le mur. Ulrich s’élança vers le buffet de chêne plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force surhumaine, il le traîna jusqu’à la porte, pour s’appuyer d’une barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la fenêtre comme on fait lorsqu’un ennemi vous assiège.

Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gémissements lugubres auxquels le jeune homme se mit à répondre par des gémissements pareils.

Et des jours et des nuits se passèrent sans qu’ils cessassent de hurler l’un et l’autre. L’un tournait sans cesse autour de la maison et fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force qu’il semblait vouloir la démolir ; l’autre, au-dedans, suivait tous ses mouvements, courbé, l’oreille collée contre la pierre, et il répondait à tous ses appels par d’épouvantables cris.

Un soir, Ulrich n’entendit plus rien ; et il s’assit, tellement brisé de fatigue qu’il s’endormit 245

aussitôt.

Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée, comme si toute sa tête se fût vidée pendant ce sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.

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L’hiver était fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable ; et la famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge.

Dès qu’elles eurent atteint le haut de la montée, les femmes grimpèrent sur leur mulet, et elles parlèrent des deux hommes qu’elles allaient retrouver tout à l’heure.

Elles s’étonnaient que l’un d’eux ne fût pas descendu quelques jours plus tôt, dès que la route était devenue possible, pour donner des nouvelles de leur long hivernage.

On aperçut enfin l’auberge encore couverte et capitonnée de neige. La porte et la fenêtre étaient closes ; un peu de fumée sortait du toit, ce qui rassura le père Hauser. Mais en approchant, il 246

aperçut, sur le seuil, un squelette d’animal dépecé par les aigles, un grand squelette couché sur le flanc.

Tous l’examinèrent : « Ça doit être Sam », dit la mère. Et elle appela : « Hé, Gaspard. » Un cri répondit à l’intérieur, un cri aigu, qu’on eût dit poussé par une bête. Le père Hauser répéta :

« Hé, Gaspard. » Un autre cri pareil au premier se fit entendre.

Alors les trois hommes, le père et les deux fils, essayèrent d’ouvrir la porte. Elle résista. Ils prirent dans l’étable vide une longue poutre comme bélier, et la lancèrent à toute volée. Le bois cria, céda, les planches volèrent en morceaux ; puis un grand bruit ébranla la maison et ils aperçurent, dedans, derrière le buffet écroulé, un homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux épaules, une barbe qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux d’étoffe sur le corps.

Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser s’écria : « C’est Ulrich, maman. » Et la mère constata que c’était Ulrich, bien que ses 247

cheveux fussent blancs.

Il les laissa venir ; il se laissa toucher ; mais il ne répondit point aux questions qu’on lui posa ; et il fallut le conduire à Loëche où les médecins constatèrent qu’il était fou.

Et personne ne sut jamais ce qu’était devenu son compagnon.

La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, d’une maladie de langueur qu’on attribua au froid de la montagne.

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