– Tu as raison ! Tu es contente ?
– J’adore ! Écoute, ce que je peux te dire c’est qu’il a quand même légèrement déraillé quand il a eu les résultats du test de paternité. Ça faisait des années que je ne l’avais pas vu dans un état pareil !
– C’est-à-dire ?
– Il s’est pris une cuite monumentale, barricadé chez lui. À se demander comment il n’est pas tombé raide mort. J’ai dû passer par la fenêtre pour entrer. Et là, je l’ai écouté délirer pendant des heures… tout y est passé : notre père, la salope, la maladie d’Abby, et toi en long, en large et en travers ! Alors que ça faisait six mois que tu étais partie, et que personne n’avait le droit de prononcer ton prénom sans déclencher une guerre nucléaire. Il parlait de coups de téléphone de toi, de messages…
Je décrochai un bref instant ; cela correspondait à mes appels…
– Et maintenant ? lui demandai-je.
– Il est plus vivant grâce à son fils, il va lui consacrer sa vie… il l’aime comme un fou, mais ce qui le rendra toujours malade c’est d’avoir fait un enfant à une femme qu’il n’aimait pas.
– J’aimerais tant faire quelque chose pour lui…
– N’aie pas pitié de lui.
– Ça n’a rien à voir…
Elle eut un sourire en coin.
– Je sais bien, je te provoque… Tu as beau dire, il y aura toujours un truc entre vous, c’est comme ça.
Vous avez fait vos choix, l’un comme l’autre. Toi, tu as quelqu’un. Et lui, il a son fils et ça lui suffit. Mais je pense que ça vous ferait du bien d’en parler… Allez, tournée !
Nouvelle pinte. Judith avait mûri, elle était beaucoup plus responsable et lucide qu’avant. Ce qui ne l’empêcha pas de me faire danser sur les rythmes endiablés de la musique traditionnelle.
La fermeture du pub se préparait. Heureusement, nous étions à cinq minutes à pied de chez Abby et Jack.
Aussi pompettes l’une que l’autre, nous parcourûmes le chemin bras dessus, bras dessous. Je dessaoulai en moins de deux secondes en découvrant la voiture d’Edward toujours garée devant la maison.
– Qu’est-ce qu’il fout encore là ? brailla Judith tout en étouffant un rot, avec sa grande classe légendaire.
Nous entrâmes à pas de loup et nous dirigeâmes vers le séjour. Une petite lumière était allumée sur un guéridon. Je finis par distinguer la silhouette d’Edward ; il était assis sur le canapé, les pieds sur la table basse, un verre dans une main, l’autre posée sur le dos de son fils, qui dormait la tête sur ses genoux.
– Pourquoi tu es encore là ? lui demanda Judith.
Il ne prit pas la peine de se tourner vers nous pour répondre.
– Declan a fait une crise d’angoisse quand il a compris qu’il ne vous reverrait pas. Le seul moyen de le calmer a été de lui promettre de vous attendre. Il a fini par s’endormir.
– Tu aurais dû nous appeler, lui dis-je en m’approchant.
– Merci, Diane, mais je ne voulais pas foutre en l’air votre soirée.
Judith s’agenouilla près d’eux et jaugea le faible niveau de la bouteille de whisky. Elle fit un clin d’œil à son frère, qui esquissa un sourire triste.
– Laisse-le-nous pour la nuit, je vais le prendre avec moi. Va dormir dans ton lit, pour une fois.
On te le ramènera demain midi.
– Ça va peut-être t’étonner, mais je ne vais pas refuser.
Judith se releva, Edward prit son fils dans ses bras et se leva à son tour. Declan s’accrocha à son cou.
– Papa ?
– Judith et Diane sont là, tu vas dormir dans le lit de Judith.
Je les regardai monter l’escalier tous les trois. Leur vie était si éloignée de la mienne. Pour m’occuper, je ramassai le verre et la bouteille et allai les déposer dans la cuisine. Je m’appuyai contre l’évier, et bus un verre d’eau. Je sursautai en entendant la voix d’Edward :
– Je m’en vais.
Je me tournai, il m’envoya son paquet de cigarettes à travers la pièce, lui-même en ayant déjà une entre les lèvres. Je compris le message et le suivis. Une fois dehors et servie, je lui rendis son paquet.
Il planta ses yeux dans les miens et alluma un briquet pour moi ; je m’approchai de la flamme, en me disant de ne pas me brûler les ailes. Ensuite, il fit quelques pas dans le jardin, avant de revenir à nouveau vers moi. Il fouilla dans sa poche et en sortit ses clés de voiture, qu’il me tendit. Par réflexe, je les saisis.
– Tu pourras me ramener mon fils avec ma voiture demain ?
– Tu ne vas pas rentrer à pied, tout de même ? Tu en as pour une demi-heure au moins !
– J’ai trop bu, je ne veux pas prendre le volant… ça va me faire du bien de prendre l’air.
Il riva son regard au mien de longues secondes. Tant de tristesse s’en dégageait, mais avec toujours une pointe de colère. Rien ne l’apaiserait jamais.
– Bonne nuit, Diane.
– Fais attention à toi en rentrant.