Je suivis sa silhouette du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la nuit. Je balançai mon mégot dans le cendrier, et entrai dans la maison que je fermai à clé. Je gagnai l’étage, remuée, mal à l’aise.
La porte de la chambre de Judith s’entrouvrit sur elle.
– Il dort toujours ? lui demandai-je en chuchotant.
– Comme une souche. À part nous demander de ramener sa caisse, il t’a dit quoi ?
– Rien.
– C’est bien ce que je disais, vous devriez vous parler…
– Bonne nuit, Judith.
Je me glissai sous la couette, sachant que le sommeil serait long à venir. Des images d’Edward partant seul dans la nuit tournaient en boucle dans mon esprit, sans oublier le regard qu’il m’avait lancé. Judith avait raison, il y aurait toujours un lien entre nous, lien que nous devrions démêler au plus vite pour pouvoir avancer l’un et l’autre.
À croire que ce séjour en Irlande était fait uniquement pour m’apprendre ce qu’était une famille.
En descendant pour le petit déjeuner, je découvris Abby, en robe de chambre, s’activant pour nous servir
un irish breakfast ; ça sentait le bacon, les œufs, les toasts grillés. Jack, Judith et Declan étaient autour de la table, il ne manquait plus que moi. Pourtant, quelque chose n’allait pas, c’était palpable.
– Attends, je vais t’aider, proposai-je à Abby.
– Non, ma petite chérie, je ne suis pas impotente !
– Ne te fatigue pas, elle m’a déjà rembarrée, m’apprit Judith.
– Diane, m’appela Declan, la voix sanglotante.
Je le regardai plus attentivement, son expression de détresse me déchira. Il se leva, et s’approcha de moi.
Sans réfléchir, je m’accroupis à son niveau.
– Que t’arrive-t-il ?
– Il revient quand, papa ? Pourquoi il n’est pas là ?
– Judith a déjà dû t’expliquer, non ?
– Il ne nous croit pas, me précisa-t-elle.
– Declan, ton papa est à la maison, il dort, il était fatigué.
– C’est vrai ?
– Je te le promets.
Il se jeta sur moi et s’accrocha à mon cou. Je retins ma respiration. Cet enfant me poussait au-delà de mes limites. Sauf que j’étais adulte, j’avais normalement des capacités à maîtriser mes angoisses, contrairement à lui. En tout cas, il semblait que j’étais en train de retrouver ces capacités, et que j’étais en mesure de le soutenir.
– Regarde-moi, Declan.
Il s’écarta très légèrement de moi. J’eus l’impression de croiser le regard de son père. Je chassai cette image de mon esprit et me concentrai sur l’enfant qu’il était. J’essuyai ses joues avec mes mains.
– Il n’est pas parti. On va le retrouver après le petit déjeuner, ça te va ?
Il hocha la tête.
– Viens à table.
D’instinct, il s’assit à côté de moi. Les assiettes étaient servies, les tasses remplies. Declan restait recroquevillé sur lui-même.
– Tout va bien, je te l’ai dit. Fais-moi confiance. Mange, maintenant.
Durant notre petite conversation, je n’avais pas prêté attention à ce qui se passait. Tout le monde nous fixait. Abby me sourit doucement. Je fis le choix de ne pas réagir et plantai ma fourchette dans mes œufs brouillés.
Une heure plus tard, Judith me laissa conduire le Range. En me garant devant le cottage d’Edward, je l’aperçus sur la plage avec son chien, une cigarette aux lèvres. Declan était surexcité à l’arrière de la voiture, et Judith ouvrit sa portière à toute vitesse. Il fila comme l’éclair en courant vers son père, qui se retourna en l’entendant l’appeler. Declan sauta dans ses bras, Edward le souleva, et le serra contre lui.
Puis il le reposa, se mit à sa hauteur, lui ébouriffa les cheveux et engagea la conversation.
Declan faisait de grands gestes pour lui expliquer quelque chose, pendant que Postman Pat jappait autour d’eux. Edward, tout en calmant le chien, souriait à son fils, un vrai sourire comme il était capable d’en faire, il était heureux, soulagé. Assister à cette scène me bouleversa, ils étaient si beaux tous les deux, et touchants. Edward était vraiment devenu un père, je n’avais plus de doutes. Il était gauche, pudique, mais viscéralement attaché à son enfant. À cet instant, je sentais que plus rien d’autre ne comptait pour lui que d’avoir retrouvé son petit garçon. Comme je le comprenais… Il devait vraiment être épuisé pour nous l’avoir laissé la nuit passée. La séparation semblait aussi difficile pour l’un que pour l’autre. Je restai en retrait le temps que mes larmes refluent, tandis que Judith les rejoignait. Le frère et la sœur échangèrent une accolade. Je marchai lentement vers eux. Judith s’éloigna en courant sur la plage, rapidement suivie par Declan et Postman Pat. On pouvait se demander, de la tante ou du neveu, qui était l’enfant. J’arrivai près d’Edward et lui tendis ses clés de voiture. Une nuit ne suffirait pas à le requinquer.
– Je ne te l’ai pas abîmée.
– Je te fais confiance. On marche un peu ?
– Oui.
Nous parcourûmes plus de cent mètres sans dire un mot, les mains dans les poches ; j’entendais au loin les cris joyeux de Declan et les aboiements du chien.