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Le père lui avait répété qu’il préférait le voir mort.

Nous nous sommes baignés ensemble avec l’eau fraîche des jarres, nous nous sommes embrassés, nous avons pleuré et ça a été encore à en mourir mais cette fois,

déjà, d’une inconsolable jouissance. Et puis je lui ai dit. Je lui ai dit de ne rien regretter, je lui ai rappelé ce qu’il avait dit, que je partirais de partout, que je ne pouvais pas décider de ma conduite. Il a dit que même cela lui était égal désormais, que tout était dépassé. Alors je lui ai dit que j’étais de l’avis de son père. Que je refusais de rester avec lui. Je n’ai pas donné de raisons.

C’est une des longues avenues de Vinhlong qui se termine sur le Mékong. C’est une avenue toujours déserte le soir. Ce soir-là comme presque chaque soir il y a une panne d’électricité. Tout commence par là. Dès que j’atteins l’avenue, que le portail est refermé derrière moi, survient la panne de lumière. Je cours. Je cours parce que j’ai peur de l’obscurité. Je cours de plus en plus vite. Et tout à coup je crois entendre une autre course derrière moi. Et tout à coup je suis sûre que derrière moi quelqu’un court dans mon sil age. Tout en courant je me retourne et je vois.

C’est une très grande femme, très maigre, maigre comme la mort et qui rit et qui court. El e est pieds nus, el e court après moi pour me rattraper. Je la reconnais, c’est la fol e du poste, la fol e de Vinhlong. Pour la première fois je l’entends, el e parle la nuit, le jour el e dort, et souvent là dans cette avenue, devant le jardin. El e court en criant dans une langue que je ne connais pas. La peur est tel e que je ne peux pas appeler. Je dois avoir huit ans.

J’entends son rire hurlant et ses cris de joie, c’est sûr qu’el e doit s’amuser de moi. Le souvenir est celui d’une peur centrale. Dire que cette peur dépasse mon

entendement, ma force, c’est peu dire. Ce que l’on peut avancer, c’est le souvenir de cette certitude de l’être tout entier, à savoir que si la femme me touche, même légèrement, de la main, je passerai à mon tour dans un état bien pire que celui de la mort, l’état de la folie. J’ai atteint le jardin des voisins, la maison, j’ai monté les marches et je suis tombée dans l’entrée. Je suis plusieurs jours ensuite sans pouvoir raconter du tout ce qui m’est arrivé.

Tard dans ma vie je suis encore dans la peur de voir s’aggraver un état de ma mère – je n’appel e pas encore cet état – ce qui la mettrait dans le cas d’être séparée de ses enfants. Je crois que ce sera à moi de savoir ce qu’il en sera le jour venu, pas à mes frères, parce que mes frères ne sauraient pas juger de cet état-là.

C’était à quelques mois de notre séparation définitive, c’était à Saigon, tard le soir, nous étions sur la grande terrasse de la maison de la rue Tes– tard. Il y avait Dô. J’ai regardé ma mère. Je l’ai mal reconnue. Et puis, dans une sorte d’effacement soudain, de chute, brutalement je ne l’ai plus reconnue du tout. Il y a eu tout à coup, là, près de moi, une personne assise à la place de ma mère, el e n’était pas ma mère, el e avait son aspect, mais jamais el e n’avait été ma mère. El e avait un air légèrement hébété, el e regardait vers le parc, un certain point du parc, el e guettait semble-t-il l’imminence d’un événement dont je ne percevais rien. Il y avait en el e une jeunesse des traits, du regard, un bonheur qu’el e réprimait en raison d’une pudeur dont el e devait être coutumière. El e était bel e. Dô était à

côté d’el e. Dô paraissait ne s’être aperçue de rien.

L’épouvante ne tenait pas à ce que je dis d’el e, de ses traits, de son air de bonheur, de sa beauté, el e venait de ce qu’el e était assise là même où était assise ma mère lorsque la substitution s’était produite, que je savais que personne d’autre n’était là à sa place qu’el e-même, mais que justement cette identité qui n’était remplaçable par aucune autre avait disparu et que j’étais sans aucun moyen de faire qu’el e revienne, qu’el e commence à revenir. Rien ne se proposait plus pour habiter l’image. Je suis devenue fol e en pleine raison. Le temps de crier. J’ai crié. Un cri faible, un appel à l’aide pour que craque cette glace dans laquel e se figeait mortel ement toute la scène. Ma mère s’est retournée.

J’ai peuplé toute la vil e de cette mendiante de l’avenue.

Toutes les mendiantes des vil es, des rizières, cel es des pistes qui bordaient le Siam, cel es des rives du Mékong, je l’en ai peuplée el e qui m’avait fait peur. El e est venue de partout. El e est toujours arrivée à Calcutta, d’où qu’el e soit venue. El e a toujours dormi à l’ombre des pommiers canneliers de la cour de récréation. Toujours ma mère a été là près d’el e, à lui soigner son pied rongé par les vers, plein de mouches.

À côté d’el e la petite fil e de l’histoire. El e la porte depuis deux mil e kilomètres. El e n’en veut plus du tout, el e la donne, al ez, prends. Plus d’enfants. Pas d’enfant.

Tous morts ou jetés, ça fait une masse à la fin de la vie.

Cel e-ci qui dort sous les pommiers canneliers n’est pas

encore morte. C’est cel e qui vivra le plus longtemps. El e mourra à l’intérieur de la maison, en robe de dentel e. El e sera pleurée.

El e est sur les talus des rizières qui bordent la piste, el e crie et el e rit à gorge déployée. El e a un rire d’or, à réveil er les morts, à réveil er quiconque écoute rire les enfants. El e reste devant le bungalow des jours et des jours, il y a des blancs dans le bungalow, el e se souvient, ils donnent à manger aux mendiants. Puis une fois, voilà, el e se réveil e au petit jour et el e commence à marcher, un jour el e part, al ez voir pourquoi, el e oblique vers la montagne, el e traverse la forêt et el e suit les sentiers qui courent le long des crêtes de la chaîne du Siam. À force de voir, peut-être, de voir un ciel jaune et vert de l’autre côté de la plaine, el e traverse. El e commence à descendre vers la mer, vers la fin. El e dévale de sa grande marche maigre les pentes de la forêt. El e traverse, traverse. Ce sont les forêts pestilentiel es. Les régions très chaudes. Il n’y a pas le vent salubre de la mer. Il y a le vacarme stagnant des moustiques, les enfants morts, la pluie chaque jour. Et puis voici les deltas. Ce sont les plus grands deltas de la terre. Ils sont de vase noire. Ils sont vers Chittagong. El e a quitté les pistes, les forêts, les routes du thé, les soleils rouges, el e parcourt devant el e l’ouverture des deltas. El e prend la direction du tournoiement

du

monde,

cel e

toujours

lointaine,

enveloppante, de l’est. Un jour el e est face à la mer. El e crie, el e rit de son gloussement miraculeux d’oi– seau. À

cause du rire el e trouve à Chittagong une jonque qui la

traverse, les pêcheurs veulent bien la prendre, el e traverse en compagnie le golfe du Bengale.

On commence, on commence ensuite à la voir près des décharges publiques dans les banlieues de Calcutta.

Et puis on la perd. Et puis après on la retrouve encore.

El e est derrière l’ambassade de France de cette même vil e. El e dort dans un parc, rassasiée d’une nourriture infinie.

El e est là pendant la nuit. Puis dans le Gange au lever du jour. L’humeur rieuse et moqueuse toujours. El e ne part plus. Ici el e mange, el e dort, c’est calme la. nuit, el e reste là dans le parc de lauriers-roses.

Un jour je viens, je passe par là. J’ai dix-sept ans. C’est le quartier anglais, les parcs des ambassades, c’est la mousson, les tennis sont déserts. Le long du Gange les lépreux rient.

Nous sommes en escale à Calcutta. Une panne du paquebot de ligne. Nous visitons la vil e pour passer le temps. Nous repartons le lendemain soir.

Quinze ans et demi. La chose se sait très vite dans le poste de Sadec. Rien que cette tenue dirait le déshonneur.

La mère n’a aucun sens de rien, ni celui de la façon d’élever une petite fil e. La pauvre enfant. Ne croyez pas, ce chapeau n’est pas innocent, ni ce rouge à lèvres, tout ça signifie quelque chose, ce n’est pas innocent, ça veut dire, c’est pour attirer les regards, l’argent. Les frères, des voyous. On dit que c’est un Chinois, le fils du mil iardaire, la vil a du Mékong, en céramiques bleues. Même lui, au lieu

d’en être honoré, il n’en veut pas pour son fils. Famil e de voyous blancs.

La Dame on l’appelait, el e venait de Savannakhet. Son mari nommé à Vinhlong. Pendant un an on ne l’avait pas vue à Vinhlong. À cause de ce jeune homme, administrateur-adjoint à Savannakhet. Ils ne pouvaient plus s’aimer. Alors il s’était tué d’un coup de revolver. L’histoire est parvenue jusqu’au nouveau poste de Vinhlong. Le jour de son départ de Savannakhet pour Vinhlong, une bal e dans le cœur. Sur la grande place du poste dans le plein soleil. À cause de ses petites fil es et de son mari nommé à Vinhlong el e lui avait dit que cela devait cesser.

Cela se passe dans le quartier mal famé de Cholen, chaque soir. Chaque soir cette petite vicieuse va se faire caresser le corps par un sale Chinois mil ionnaire. El e est aussi au lycée où sont les petites fil es blanches, les petites sportives blanches qui apprennent le crawl dans la piscine du Club Sportif. Un jour ordre leur sera donné de ne plus parler à la fil e de l’institutrice de Sadec.

À la récréation, el e regarde vers la rue, toute seule, adossée à un pilier du préau. El e ne dit rien de ça à sa mère. El e continue à venir en classe dans la limousine noire du Chinois de Cholen. El es la regardent partir. Il n’y aura aucune exception. Aucune ne lui adressera plus la parole. Cet isolement fait se lever le pur souvenir de la dame de Vinhlong. El e venait, à ce moment-là, d’avoir trente-huit ans. Et dix ans alors l’enfant. Et puis maintenant seize ans tandis qu’el e se souvient.

La dame est sur la terrasse de sa chambre, el e regarde les avenues le long du Mékong, je la vois quand je viens du catéchisme avec mon petit frère. La chambre est au centre d’un grand palais à terrasses couvertes, le palais est au centre du parc de lauriers-roses et de palmes. La même différence sépare la dame et la jeune fil e au chapeau plat des autres gens du poste. De même que toutes les deux regardent les longues avenues des fleuves, de même el es sont. Isolées toutes les deux. Seules, des reines. Leur disgrâce va de soi. Toutes deux au discrédit vouées du fait de la nature de ce corps qu’el es ont, caressé par des amants, baisé par leurs bouches, livrées à l’infamie d’une jouissance à en mourir, disent-el es, à en mourir de cette mort mystérieuse des amants sans amour. C’est de cela qu’il est question, de cette humeur à mourir. Cela s’échappe d’el es, de leurs chambres, cette mort si forte qu’on en connaît le fait dans la vil e entière, les postes de la brousse, les chefs– lieux, les réceptions, les bals ralentis des administrations générales.

La dame vient justement de reprendre ces réceptions officiel es, el e croit que c’est fait, que le jeune homme de Savannakhet est entré dans l’oubli. La dame a donc repris ses soirées auxquel es el e est tenue pour que se voir puissent quand même les gens, de temps en temps, et de temps en temps aussi sortir de la solitude effroyable dans laquel e se tiennent les postes de la brousse perdus dans les étendues quadrilatères du riz, de la peur, de la folie, des fièvres, de l’oubli.

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