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L’image de la femme aux bas reprisés a traversé la chambre. El e apparaît enfin comme l’enfant. Les fils le savaient déjà. La fil e, pas encore. Ils ne parleront jamais de la mère ensemble, de cette connaissance qu’ils ont et qui les sépare d’el e, de cette connaissance décisive, dernière, cel e de l’enfance de la mère.

La mère n’a pas connu la jouissance.

Je ne savais pas que l’on saignait. Il me demande si j’ai eu mal, je dis non, il dit qu’il en est heureux.

Il essuie le sang, il me lave. Je le regarde faire.

Insensiblement il revient, il redevient désirable. Te me demande comment j’ai eu la force d’al er à l’encontre de l’interdit posé par ma mère. Avec ce calme, cette détermination. Comment je suis arrivée à al er « jusqu’au bout de l’idée ».

Nous nous regardons. Il embrasse mon corps. Il me demande pourquoi je suis venue. Je dis que je devais le faire, que c’en était comme d’une obligation. C’est la première fois que nous parlons. Je lui parle de l’existence de mes deux frères. Je dis que nous n’avons pas d’argent.

Plus rien. Il connaît ce frère aîné, il l’a rencontré dans les fumeries du poste. Je dis que ce frère vole ma mère pour al er fumer, qu’il vole les domestiques, et que parfois les tenanciers des fumeries viennent réclamer de l’argent à ma mère. Je lui parle des barrages. Je dis que ma mère va mourir, que cela ne peut plus durer. Que la mort très proche de ma mère doit être aussi en corrélation avec ce qui m’est arrivé aujourd’hui.

Je m’aperçois que je le désire.

Il me plaint, je lui dis que non, que je ne suis pas à plaindre, que personne ne l’est, sauf ma mère. Il me dit tu es venue parce que j’ai de l’argent. Je dis que je le désire ainsi avec son argent, que lorsque je l’ai vu il était déjà dans cette auto, dans cet argent, et que je ne peux donc pas savoir ce que j’aurais fait s’il en avait été autrement. Il dit je voudrais t’emmener, partir avec toi. Je dis que je ne pourrais pas encore quitter ma mère sans en mourir de peine. Il dit que décidément il n’a pas eu de chance avec moi, mais qu’il me donnera quand même de l’argent, de ne pas m’inquiéter. Il s’est al ongé de nouveau. De nouveau nous nous taisons.

Le bruit de la vil e est très fort, dans le souvenir il est le son d’un film mis trop haut, qui assourdit. Je me souviens bien, la chambre est sombre, on ne parle pas, el e est entourée du vacarme continu de la vil e, embarquée dans la vil e, dans le train de la vil e. Il n’y a pas de vitres aux fenêtres, il y a des stores et des persiennes. Sur les stores on voit les ombres des gens qui passent dans le soleil des trottoirs. Ces foules sont toujours énormes. Les ombres sont régulièrement striées par les raies des persiennes.

Les claquements des sabots de bois cognent la tête, les voix sont stridentes, le chinois est une langue qui se crie comme j’imagine toujours les langues des déserts, c’est une langue incroyablement étrangère.

C’est la fin du jour dehors, on le sait au bruit des voix et à celui des passages de plus en plus nombreux, de plus en plus mêlés. C’est une vil e de plaisir qui bat son plein la

nuit. Et la nuit commence maintenant avec le coucher du soleil.

Le lit est séparé de la vil e par ces persiennes à claire-voie, ce store de coton. Aucun matériau dur ne nous sépare des autres gens. Eux, ils ignorent notre existence.

Nous, nous percevons quelque chose de la leur, le total de leurs voix, de leurs mouvements, comme une sirène qui lancerait une clameur brisée, triste, sans écho.

Des odeurs de caramel arrivent dans la chambre, cel e des cacahuètes gril ées, des soupes chinoises, des viandes rôties, des herbes, du jasmin, de la poussière, de l’encens, du feu de charbon de bois, le feu se transporte ici dans des paniers, il se vend dans les rues, l’odeur de la vil e est cel e des vil ages de la brousse, de la forêt.

Je l’ai vu tout à coup dans un peignoir noir. Il était assis, il buvait un whisky, il fumait.

Il m’a dit que j’avais dormi, qu’il avait pris une douche.

J’avais à peine senti le sommeil venir. Il a al umé une lampe sur une table basse.

C’est un homme qui a des habitudes, je pense à lui tout à coup, il doit venir relativement souvent dans cette chambre, c’est un homme qui doit faire beaucoup l’amour, c’est un homme qui a peur, il doit faire beaucoup l’amour pour lutter contre la peur. Je lui dis que j’aime l’idée qu’il ait beaucoup de femmes, cel e d’être parmi ces femmes, confondue. On se regarde. Il comprend ce que je viens de dire. Le regard altéré tout à coup, faux, pris dans le mal, la mort.

Je lui dis de venir, qu’il doit recommencer à me prendre.

Il vient. Il sent bon la cigarette anglaise, le parfum cher, il sent le miel, à force sa peau a pris l’odeur de la soie, cel e fruitée du tussor de soie, cel e de l’or, il est désirable. Je lui dis ce désir de lui. Il me dit d’attendre encore. Il me parle, il dit qu’il a su tout de suite, dès la traversée du fleuve, que je serais ainsi après mon premier amant, que j’aimerais l’amour, il dit qu’il sait déjà que lui je le tromperai et aussi que je tromperai tous les hommes avec qui je serai. Il dit que quant à lui il a été l’instrument de son propre malheur.

Je suis heureuse de tout ce qu’il m’annonce et je le lui dis. Il devient brutal, son sentiment est désespéré, il se jette sur moi, il mange les seins d’enfant, il crie, il insulte. Je ferme les yeux sur le plaisir très fort. Je pense il a l’habitude, c’est ce qu’il fait dans la vie, l’amour, seulement ça. Les mains sont expertes, merveil euses, parfaites. J’ai beaucoup de chance, c’est clair, c’est comme un métier qu’il aurait, sans le savoir il aurait le savoir exact de ce qu’il faut faire, de ce qu’il faut dire. Il me traite de putain, de dégueulasse, il me dit que je suis son seul amour, et c’est ça qu’il doit dire et c’est ça qu’on dit quand on laisse le dire se faire, quand on laisse le corps faire et chercher et trouver et prendre ce qu’il veut, et là tout est bon, il n’y a pas de déchet, les déchets sont recouverts, tout va dans le torrent, dans la force du désir.

Le bruit de la vil e est si proche, si près, qu’on entend son frottement contre le bois des persiennes. On entend comme s’ils traversaient la chambre. Je caresse son corps

dans ce bruit, ce passage. La mer, l’immensité qui se regroupe, s’éloigne, revient.

Je lui avais demandé de le faire encore et encore. De me faire ça. Il l’avait fait. Il l’avait fait dans l’onctuosité du sang. Et cela en effet avait été à mourir. Et cela a été à en mourir.

Il a al umé une cigarette et il me l’a donnée. Et tout bas contre ma bouche il m’a parlé.

Je lui ai parlé moi aussi tout bas.

Parce qu’il ne sait pas pour lui, je le dis pour lui, à sa place, parce qu’il ne sait pas qu’il porte en lui une élégance cardinale, je le dis pour lui.

C’est le soir qui vient maintenant. Il me dit que je me souviendrais toute ma vie de cet après-midi, même lorsque j’aurais oublié jusqu’à son visage, son nom. Je demande si je me souviendrais de la maison. Il me dit regarde-la bien. Je la regarde. Je dis que c’est comme partout. Il me dit que c’est ça, oui, comme toujours.

Je revois encore le visage, et je me souviens du nom. Je vois encore les murs blanchis, le store de toile qui donne sur la fournaise, l’autre porte en arcade qui mène à l’autre chambre et à un jardin à ciel ouvert – les plantes sont mortes de chaleur – entouré de balustrades bleues comme la grande vil a de Sadec étagée de terrasses qui donne sur le Mékong.

C’est un lieu de détresse, naufragé. Il me demande de lui dire à quoi je pense. Je dis que je pense à ma mère, qu’el e me tuera si el e apprend la vérité. Je vois qu’il fait un

effort et puis il le dit, il dit qu’il comprend ce que veut dire ma mère, il dit ce déshonneur. Il dit que lui ne pourrait pas en supporter l’idée dans le cas du mariage. Je le regarde.

Il me regarde à son tour, il s’excuse avec fierté. Il dit je suis un Chinois. On se sourit. Je lui demande si c’est habituel d’être triste comme nous le sommes. Il dit que c’est parce qu’on a fait l’amour pendant le jour, au moment de la culminance de la chaleur. Il dit que c’est toujours terrible après. Il sourit. Il dit que l’on s’aime ou que l’on ne s’aime pas, c’est toujours terrible. Il dit que cela passera avec la nuit, aussitôt qu’el e arrivera. Je lui dis que ce n’est pas seulement parce que c’était pendant le jour, qu’il se trompe, que je suis dans une tristesse que j’attendais et qui ne vient que de moi. Que toujours j’ai été triste. Que je vois cette tristesse aussi sur les photos où je suis toute petite.

Qu’aujourd’hui cette tristesse, tout en la reconnaissant comme étant cel e que j’ai toujours eue, je pourrais presque lui donner mon nom tel ement el e me ressemble.

Aujourd’hui je lui dis que c’est un bien-être cette tristesse, celui d’être enfin tombée dans un malheur que ma mère m’annonce depuis toujours quand el e hurle dans le désert de sa vie. Je lui dis je ne comprends pas très bien ce qu’el e dit mais je sais que cette chambre est ce que j’attendais. Je parle sans attendre de réponse. Je lui dis que ma mère crie ce qu’el e croit comme les envoyés de Dieu. El e crie qu’il ne faut rien attendre, jamais, ni d’une quelconque personne, ni d’un quelconque État, ni d’un quelconque Dieu. Il me regarde parler, il ne me quitte pas des yeux, il regarde ma bouche quand je parle, je suis nue,

il me caresse, il n’écoute peut-être pas, je ne sais pas. Je dis que je ne fais pas du malheur dans lequel je me trouve une question personnel e. Je lui raconte comme c’était simplement si difficile de manger, de s’habil er, de vivre en somme, rien qu’avec le salaire de ma mère. J’ai de plus en plus de mal à parler. Il dit comment faisiez-vous ? Je lui dis qu’on était dehors, que la misère avait fait s’écrouler les murs de la famil e et qu’on s’était tous retrouvés en dehors de la maison, à faire chacun ce qu’on voulait faire.

Dévergondés on était. C’est comme ça que je suis ici avec toi. Il est sur moi, il s’engouffre encore. Nous restons ainsi, cloués, à gémir dans la clameur de la vil e encore extérieure. Nous l’entendons encore. Et puis nous ne l’entendons plus.

Les baisers sur le corps font pleurer. On dirait qu’ils consolent. Dans la famil e je ne pleure pas. Ce jour-là dans cette chambre les larmes consolent du passé et de l’avenir aussi. Je lui dis que de ma mère une fois je me séparerai, que même pour ma mère une fois je n’aurai plus d’amour.

Je pleure. Il met sa tête sur moi et il pleure de me voir pleurer. Je lui dis que dans mon enfance le malheur de ma mère a occupé le lieu du rêve. Que le rêve c’était ma mère et jamais les arbres de Noël, tou– jours el e seulement, qu’el e soit la mère écorchée vive de la misère ou qu’el e soit cel e dans tous ses états qui parle dans le désert, qu’el e soit cel e qui cherche la nourriture ou cel e qui interminablement raconte ce qui est arrivé à el e, Marie Legrand de Roubaix, el e parle de son innocence, de ses

Are sens

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