â Oh ! jâadore la mer, dit M. LĂ©on.
â Et puis ne vous semble-t-il pas, rĂ©pliqua madame Bovary, que lâesprit vogue plus librement sur cette Ă©tendue sans limites, dont la contemplation vous Ă©lĂšve lâĂąme et donne des idĂ©es dâinfini, dâidĂ©al ?
â Il en est de mĂȘme des paysages de montagnes, reprit LĂ©on. Jâai un cousin qui a voyagĂ© en Suisse lâannĂ©e derniĂšre, et qui me disait quâon ne peut se figurer la poĂ©sie des lacs, le charme des cascades, lâeffet gigantesque des glaciers. On voit des pins dâune grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des prĂ©cipices, et, Ă mille pieds sous vous, des vallĂ©es entiĂšres, quand les nuages 168
sâentrâouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer Ă la priĂšre, Ă lâextase !
Aussi je ne mâĂ©tonne plus de ce musicien cĂ©lĂšbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume dâaller jouer du piano devant quelque site imposant.
â Vous faites de la musique ? demanda-t-elle.
â Non, mais je lâaime beaucoup, rĂ©pondit-il.
â Ah ! ne lâĂ©coutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette, câest modestie pure. Comment, mon cher ! Eh ! lâautre jour, dans votre chambre, vous chantiez lâAnge gardien Ă ravir. Je vous entendais du laboratoire ; vous dĂ©tachiez cela comme un acteur.
LĂ©on, en effet, logeait chez le pharmacien, oĂč il avait une petite piĂšce au second Ă©tage, sur la place. Il rougit Ă ce compliment de son propriĂ©taire, qui dĂ©jĂ sâĂ©tait tournĂ© vers le mĂ©decin et lui Ă©numĂ©rait les uns aprĂšs les autres les principaux habitants dâYonville. Il racontait des anecdotes, donnait des renseignements ; on ne savait pas au juste la fortune du notaire, et il y 169
avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup dâembarras.
Emma reprit :
â Et quelle musique prĂ©fĂ©rez-vous ?
â Oh ! la musique allemande, celle qui porte Ă rĂȘver.
â Connaissez-vous les Italiens ?
â Pas encore ; mais je les verrai lâannĂ©e prochaine, quand jâirai habiter Paris, pour finir mon droit.
â Câest comme jâavais lâhonneur, dit le pharmacien, de lâexprimer Ă M. votre Ă©poux, Ă propos de ce pauvre Yanoda qui sâest enfui ; vous vous trouverez, grĂące aux folies quâil a faites, jouir dâune des maisons les plus confortables dâYonville. Ce quâelle a principalement de commode pour un mĂ©decin, câest une porte sur lâ AllĂ©e, qui permet dâentrer et de sortir sans ĂȘtre vu. Dâailleurs, elle est fournie de tout ce qui est agrĂ©able Ă un mĂ©nage : buanderie, cuisine avec office, salon de famille, fruitier, etc. CâĂ©tait un gaillard qui nây regardait pas ! Il sâĂ©tait fait 170
construire, au bout du jardin, Ă cĂŽtĂ© de lâeau, une tonnelle tout exprĂšs pour boire de la biĂšre en Ă©tĂ©, et si Madame aime le jardinage, elle pourra...
â Ma femme ne sâen occupe guĂšre, dit Charles ; elle aime mieux, quoiquâon lui recommande lâexercice, toujours rester dans sa chambre, Ă lire.
â Câest comme moi, rĂ©pliqua LĂ©on ; quelle meilleure chose, en effet, que dâĂȘtre le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brĂ»le ?...
â Nâest-ce pas ? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout ouverts.
â On ne songe Ă rien, continuait-il, les heures passent. On se promĂšne immobile dans des pays que lâon croit voir, et votre pensĂ©e, sâenlaçant Ă la fiction, se joue dans les dĂ©tails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mĂȘle aux personnages ; il semble que câest vous qui palpitez sous leurs costumes.
â Câest vrai ! câest vrai ! disait-elle.
â Vous est-il arrivĂ© parfois, reprit LĂ©on, de 171
rencontrer dans un livre une idĂ©e vague que lâon a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme lâexposition entiĂšre de votre sentiment le plus dĂ©liĂ© ?
â Jâai Ă©prouvĂ© cela, rĂ©pondit-elle.
â Câest pourquoi, dit-il, jâaime surtout les poĂštes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et quâils font bien mieux pleurer.
â Cependant ils fatiguent Ă la longue, reprit Emma ; et maintenant, au contraire, jâadore les histoires qui se suivent tout dâune haleine, oĂč lâon a peur. Je dĂ©teste les hĂ©ros communs et les sentiments tempĂ©rĂ©s, comme il y en a dans la nature.
â En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le cĆur, sâĂ©cartent, il me semble, du vrai but de lâArt. Il est si doux, parmi les dĂ©senchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idĂ©e sur de nobles caractĂšres, des affections pures et des tableaux de bonheur.
Quant Ă moi, vivant ici, loin du monde, câest ma seule distraction ; mais Yonville offre si peu de ressources !
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â Comme Tostes, sans doute, reprit Emma ; aussi jâĂ©tais toujours abonnĂ©e Ă un cabinet de lecture.
â Si Madame veut me faire lâhonneur dâen user, dit le pharmacien, qui venait dâentendre ces derniers mots, jâai moi-mĂȘme Ă sa disposition une bibliothĂšque composĂ©e des meilleurs auteurs : Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, lâĂcho des feuilletons, etc., et je reçois, de plus, diffĂ©rentes feuilles pĂ©riodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayant lâavantage dâen ĂȘtre le correspondant pour les circonscriptions de Buchy, Forges, NeufchĂątel, Yonville et les alentours.
Depuis deux heures et demie, on Ă©tait Ă table ; car la servante ArtĂ©mise, traĂźnant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisiĂšre, apportait les assiettes les unes aprĂšs les autres, oubliait tout, nâentendait Ă rien et sans cesse laissait entrebĂąillĂ©e la porte du billard, qui battait contre le mur, du bout de sa clanche.
Sans quâil sâen aperçût, tout en causant, LĂ©on avait posĂ© son pied sur un des barreaux de la 173
chaise oĂč madame Bovary Ă©tait assise. Elle portait une petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme une fraise un col de batiste tuyautĂ© ; et, selon les mouvements de tĂȘte quâelle faisait, le bas de son visage sâenfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. Câest ainsi, lâun prĂšs de lâautre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, quâils entrĂšrent dans une de ces vagues conversations oĂč le hasard des phrases vous ramĂšne toujours au centre fixe dâune sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde quâils ne connaissaient pas, Tostes oĂč elle avait vĂ©cu, Yonville oĂč ils Ă©taient, ils examinĂšrent tout, parlĂšrent de tout jusquâĂ la fin du dĂźner.
Quand le cafĂ© fut servi, FĂ©licitĂ© sâen alla prĂ©parer la chambre dans la nouvelle maison, et les convives bientĂŽt levĂšrent le siĂšge. Madame Lefrançois dormait auprĂšs des cendres, tandis que le garçon dâĂ©curie, une lanterne Ă la main, attendait M. et madame Bovary pour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge Ă©tait entremĂȘlĂ©e de brins de paille, et il boitait de la jambe gauche.
Lorsquâil eut pris de son autre main le parapluie 174
de M. le curĂ©, lâon se mit en marche.
Le bourg Ă©tait endormi. Les piliers des halles allongeaient de grandes ombres. La terre Ă©tait toute grise, comme par une nuit dâĂ©tĂ©.
Mais, la maison du mĂ©decin se trouvant Ă cinquante pas de lâauberge, il fallut presque aussitĂŽt se souhaiter le bonsoir, et la compagnie se dispersa.
Emma, dĂšs le vestibule, sentit tomber sur ses Ă©paules, comme un linge humide, le froid du plĂątre. Les murs Ă©taient neufs, et les marches de bois craquĂšrent. Dans la chambre, au premier, un jour blanchĂątre passait par les fenĂȘtres sans rideaux. On entrevoyait des cimes dâarbres, et plus loin la prairie, Ă demi noyĂ©e dans le brouillard, qui fumait au clair de la lune, selon le cours de la riviĂšre. Au milieu de lâappartement, pĂȘle-mĂȘle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bĂątons dorĂ©s avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, les deux hommes qui avaient apportĂ© les meubles ayant tout laissĂ© lĂ , nĂ©gligemment.
CâĂ©tait la quatriĂšme fois quâelle couchait dans 175
un endroit inconnu. La premiĂšre avait Ă©tĂ© le jour de son entrĂ©e au couvent, la seconde celle de son arrivĂ©e Ă Tostes, la troisiĂšme Ă la Vaubyessard, la quatriĂšme Ă©tait celle-ci ; et chacune sâĂ©tait trouvĂ©e faire dans sa vie comme lâinauguration dâune phase nouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se reprĂ©senter les mĂȘmes Ă des places diffĂ©rentes, et, puisque la portion vĂ©cue avait Ă©tĂ© mauvaise, sans doute ce qui restait Ă consommer serait meilleur.
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III
Le lendemain, Ă son rĂ©veil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle Ă©tait en peignoir. Il leva la tĂȘte et la salua. Elle fit une inclination rapide et referma la fenĂȘtre.
LĂ©on attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivĂ©es ; mais, en entrant Ă lâauberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablĂ©.
Ce dĂźner de la veille Ă©tait pour lui un Ă©vĂ©nement considĂ©rable ; jamais, jusquâalors, il nâavait causĂ© pendant deux heures de suite avec une dame. Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantitĂ© de choses quâil nâaurait pas si bien dites auparavant ? Il Ă©tait timide dâhabitude et gardait cette rĂ©serve qui participe Ă la fois de la pudeur et de la dissimulation. On trouvait Ă Yonville quâil avait des maniĂšres comme il faut. Il Ă©coutait raisonner 177
les gens mĂ»rs, et ne paraissait point exaltĂ© en politique, chose remarquable pour un jeune homme. Puis il possĂ©dait des talents, il peignait Ă lâaquarelle, savait lire la clef de sol, et sâoccupait volontiers de littĂ©rature aprĂšs son dĂźner, quand il ne jouait pas aux cartes. M. Homais le considĂ©rait pour son instruction ; madame Homais lâaffectionnait pour sa complaisance, car souvent il accompagnait au jardin les petits Homais, marmots toujours barbouillĂ©s, fort mal Ă©levĂ©s et quelque peu lymphatiques, comme leur mĂšre. Ils avaient pour les soigner, outre la bonne, Justin, lâĂ©lĂšve en pharmacie, un arriĂšre-cousin de M.
Homais que lâon avait pris dans la maison par charitĂ©, et qui servait en mĂȘme temps de domestique.