Gustave Flaubert
Madame Bovary
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Gustave Flaubert
Madame Bovary
MĆurs de province
roman
La BibliothÚque électronique du Québec
Collection Ă tous les vents
Volume 715 : version 2.01
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Du mĂȘme auteur, Ă la BibliothĂšque : Ćuvres de jeunesse I et II
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Madame Bovary
Ădition de rĂ©fĂ©rence :
Paris, Librairie de France, 1929.
« Ădition du centenaire »
Illustrations de Pierre Laprade.
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Ă
Marie-Antoine-Jules SĂ©nard
membre du Barreau de Paris
ex-prĂ©sident de lâAssemblĂ©e nationale
et ancien ministre de lâIntĂ©rieur
Cher et illustre ami,
Permettez-moi dâinscrire votre nom en tĂȘte dece livre et au-dessus de sa dĂ©dicace ; car câest Ă vous, surtout, que jâen dois la publication. Enpassant par votre magnifique plaidoirie, monĆuvre a acquis pour moi-mĂȘme, comme uneautoritĂ© imprĂ©vue. Acceptez donc ici lâhommagede ma gratitude, qui, si grande quâelle puisseĂȘtre, ne sera jamais Ă la hauteur de votreĂ©loquence et de votre dĂ©vouement.
GUSTAVE FLAUBERT.
Paris, le 12 avril 1857.
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PremiĂšre partie
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I
Nous Ă©tions Ă lâĂ©tude, quand le proviseur entra, suivi dâun nouveau habillĂ© en bourgeois et dâun garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se rĂ©veillĂšrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maĂźtre dâĂ©tudes :
â Monsieur Roger, lui dit-il Ă demi-voix, voici un Ă©lĂšve que je vous recommande, il entre en cinquiĂšme. Si son travail et sa conduite sont mĂ©ritoires, il passera dans les grands, oĂč lâappelle son Ăąge.
RestĂ© dans lâangle, derriĂšre la porte, si bien quâon lâapercevait Ă peine, le nouveau Ă©tait un gars de la campagne, dâune quinzaine dâannĂ©es environ, et plus haut de taille quâaucun de nous tous. Il avait les cheveux coupĂ©s droit sur le front, comme un chantre de village, lâair raisonnable et 7
fort embarrassĂ©. Quoiquâil ne fĂ»t pas large des Ă©paules, son habit-veste de drap vert Ă boutons noirs devait le gĂȘner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habituĂ©s Ă ĂȘtre nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient dâun pantalon jaunĂątre trĂšs tirĂ© par les bretelles. Il Ă©tait chaussĂ© de souliers forts, mal cirĂ©s, garnis de clous.
On commença la rĂ©citation des leçons. Il les Ă©couta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, nâosant mĂȘme croiser les cuisses, ni sâappuyer sur le coude, et, Ă deux heures, quand la cloche sonna, le maĂźtre dâĂ©tudes fut obligĂ© de lâavertir, pour quâil se mĂźt avec nous dans les rangs.
Nous avions lâhabitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin dâavoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dĂšs le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon Ă frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussiĂšre ; câĂ©tait lĂ le genre.
Mais, soit quâil nâeĂ»t pas remarquĂ© cette manĆuvre ou quâil nâeĂ»t osĂ© sây soumettre, la 8
priĂšre Ă©tait finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. CâĂ©tait une de ces coiffures dâordre composite, oĂč lâon retrouve les Ă©lĂ©ments du bonnet Ă poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs dâexpression comme le visage dâun imbĂ©cile.
OvoĂŻde et renflĂ©e de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis sâalternaient, sĂ©parĂ©s par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonnĂ©, couvert dâune broderie en soutache compliquĂ©e, et dâoĂč pendait, au bout dâun long cordon trop mince, un petit croisillon de fils dâor, en maniĂšre de gland. Elle Ă©tait neuve ; la visiĂšre brillait.
â Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit Ă rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber dâun coup de coude, il la ramassa encore 9
une fois.
â DĂ©barrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui Ă©tait un homme dâesprit.
Il y eut un rire Ă©clatant des Ă©coliers qui dĂ©contenança le pauvre garçon, si bien quâil ne savait sâil fallait garder sa casquette Ă la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tĂȘte. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
â Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.