Le petit jour parut. Elle regarda les fenĂȘtres du chĂąteau, longuement, tĂąchant de deviner quelles 112
Ă©taient les chambres de tous ceux quâelle avait remarquĂ©s la veille. Elle aurait voulu savoir leurs existences, y pĂ©nĂ©trer, sây confondre.
Mais elle grelottait de froid. Elle se déshabilla et se blottit entre les draps, contre Charles qui dormait.
Il y eut beaucoup de monde au déjeuner. Le
repas dura dix minutes ; on ne servit aucune liqueur, ce qui Ă©tonna le mĂ©decin. Ensuite mademoiselle dâAndervilliers ramassa des morceaux de brioche dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur la piĂšce dâeau, et on sâalla promener dans la serre chaude, oĂč des plantes bizarres, hĂ©rissĂ©es de poils, sâĂ©tageaient en pyramides sous des vases suspendus, qui, pareils Ă des nids de serpents trop pleins, laissaient retomber, de leurs bords, de longs cordons verts entrelacĂ©s. Lâorangerie, que lâon trouvait au bout, menait Ă couvert jusquâaux communs du chĂąteau.
Le marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les Ă©curies. Au-dessus des rĂąteliers en forme de corbeille, des plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque 113
bĂȘte sâagitait dans sa stalle, quand on passait prĂšs dâelle, en claquant de la langue. Le plancher de la sellerie luisait Ă lâĆil comme le parquet dâun salon. Les harnais de voiture Ă©taient dressĂ©s dans le milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les fouets, les Ă©triers, les gourmettes rangĂ©s en ligne tout le long de la muraille.
Charles, cependant, alla prier un domestique dâatteler son boc. On lâamena devant le perron, et, tous les paquets y Ă©tant fourrĂ©s, les Ă©poux Bovary firent leurs politesses au marquis et Ă la marquise, et repartirent pour Tostes.
Emma, silencieuse, regardait tourner les roues.
Charles, posĂ© sur le bord extrĂȘme de la banquette, conduisait les deux bras Ă©cartĂ©s, et le petit cheval trottait lâamble dans les brancards, qui Ă©taient trop larges pour lui. Les guides molles battaient sur sa croupe en sây trempant dâĂ©cume, et la boĂźte ficelĂ©e derriĂšre le boc donnait contre la caisse de grands coups rĂ©guliers.
Ils Ă©taient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque devant eux, tout Ă coup, des cavaliers passĂšrent en riant, avec des cigares Ă la bouche.
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Emma crut reconnaĂźtre le Vicomte : elle se dĂ©tourna, et nâaperçut Ă lâhorizon que le mouvement des tĂȘtes sâabaissant et montant, selon la cadence inĂ©gale du trot ou du galop.
Un quart de lieue plus loin, il fallut sâarrĂȘter pour raccommoder, avec de la corde, le reculement qui Ă©tait rompu.
Mais Charles, donnant au harnais un dernier
coup dâĆil, vit quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval ; et il ramassa un porte-cigares tout bordĂ© de soie verte et blasonnĂ© Ă son milieu comme la portiĂšre dâun carrosse.
â Il y a mĂȘme deux cigares dedans, dit-il ; ce sera pour ce soir, aprĂšs dĂźner.
â Tu fumes donc ? demanda-t-elle.
â Quelquefois, quand lâoccasion se prĂ©sente.
Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet.
Quand ils arrivĂšrent chez eux, le dĂźner nâĂ©tait point prĂȘt. Madame sâemporta. Nastasie rĂ©pondit insolemment.
â Partez ! dit Emma. Câest se moquer, je vous 115
chasse.
Il y avait pour dĂźner de la soupe Ă lâoignon, avec un morceau de veau Ă lâoseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant les mains dâun air heureux :
â Cela fait plaisir de se retrouver chez soi !
On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cette pauvre fille. Elle lui avait, autrefois, tenu sociĂ©tĂ© pendant bien des soirs, dans les dĂ©sĆuvrements de son veuvage. CâĂ©tait sa premiĂšre pratique, sa plus ancienne connaissance du pays.
â Est-ce que tu lâas renvoyĂ©e pour tout de bon ? dit-il enfin.
â Oui. Qui mâen empĂȘche ? rĂ©pondit-elle.
Puis ils se chauffĂšrent dans la cuisine, pendant quâon apprĂȘtait leur chambre. Charles se mit Ă fumer. Il fumait en avançant les lĂšvres, crachant Ă toute minute, se reculant Ă chaque bouffĂ©e.
â Tu vas te faire mal, dit-elle
dédaigneusement.
Il déposa son cigare, et courut avaler, à la 116
pompe, un verre dâeau froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de lâarmoire.
La journĂ©e fut longue, le lendemain. Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mĂȘmes allĂ©es, sâarrĂȘtant devant les plates-bandes, devant lâespalier, devant le curĂ© de plĂątre, considĂ©rant avec Ă©bahissement toutes ces choses dâautrefois quâelle connaissait si bien. Comme le bal dĂ©jĂ lui semblait loin ! Qui donc Ă©cartait, Ă tant de distance, le matin dâavant-hier et le soir dâaujourdâhui ? Son voyage Ă la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, Ă la maniĂšre de ces grandes crevasses quâun orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se rĂ©signa pourtant ; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusquâĂ ses souliers de satin, dont la semelle sâĂ©tait jaunie Ă la cire glissante du parquet. Son cĆur Ă©tait comme eux : au frottement de la richesse, il sâĂ©tait placĂ© dessus quelque chose qui ne sâeffacerait pas.
Ce fut donc une occupation pour Emma que le
souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait le 117
mercredi, elle se disait en sâĂ©veillant : « Ah ! il y a huit jours... il y a quinze jours..., il y a trois semaines, jây Ă©tais ! » Et peu Ă peu, les physionomies se confondirent dans sa mĂ©moire, elle oublia lâair des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrĂ©es et les appartements ; quelques dĂ©tails sâen allĂšrent, mais le regret lui resta.
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IX
Souvent, lorsque Charles Ă©tait sorti, elle allait prendre dans lâarmoire, entre les plis du linge oĂč elle lâavait laissĂ©, le porte-cigares en soie verte.
Elle le regardait, lâouvrait, et mĂȘme elle flairait lâodeur de sa doublure, mĂȘlĂ©e de verveine et de tabac. Ă qui appartenait-il ?... au Vicomte.
CâĂ©tait peut-ĂȘtre un cadeau de sa maĂźtresse. On avait brodĂ© cela sur quelque mĂ©tier de palissandre, meuble mignon que lâon cachait Ă tous les yeux, qui avait occupĂ© bien des heures et oĂč sâĂ©taient penchĂ©es les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle dâamour avait passĂ© parmi les mailles du canevas ; chaque coup dâaiguille avait fixĂ© lĂ une espĂ©rance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacĂ©s nâĂ©taient que la continuitĂ© de la mĂȘme passion silencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, lâavait emportĂ© avec lui. De quoi avait-on parlĂ©, 119
lorsquâil restait sur les cheminĂ©es Ă large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle Ă©tait Ă Tostes. Lui, il Ă©tait Ă Paris, maintenant ; lĂ -bas ! Comment Ă©tait ce Paris ? Quel nom dĂ©mesurĂ© ! Elle se le rĂ©pĂ©tait Ă demi-voix, pour se faire plaisir ; il sonnait Ă ses oreilles comme un bourdon de cathĂ©drale, il flamboyait Ă ses yeux jusque sur lâĂ©tiquette de ses pots de pommade.
La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenĂȘtres en chantant la Marjolaine, elle sâĂ©veillait ; et Ă©coutant le bruit des roues ferrĂ©es, qui, Ă la sortie du pays, sâamortissait vite sur la terre :
â Ils y seront demain ! se disait-elle.
Et elle les suivait dans sa pensĂ©e, montant et descendant les cĂŽtes, traversant les villages, filant sur la grande route Ă la clartĂ© des Ă©toiles. Au bout dâune distance indĂ©terminĂ©e, il se trouvait toujours une place confuse oĂč expirait son rĂȘve.
Elle sâacheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, 120
sâarrĂȘtant Ă chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrĂ©s blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatiguĂ©s Ă la fin, elle fermait ses paupiĂšres, et elle voyait dans les tĂ©nĂšbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des marchepieds de calĂšches, qui se dĂ©ployaient Ă grand fracas devant le pĂ©ristyle des thĂ©Ăątres.
Elle sâabonna Ă la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dĂ©vorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premiĂšres reprĂ©sentations, de courses et de soirĂ©es, sâintĂ©ressait au dĂ©but dâune chanteuse, Ă lâouverture dâun magasin. Elle savait les modes nouvelles, lâadresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou dâOpĂ©ra. Elle Ă©tudia, dans EugĂšne Sue, des descriptions dâameublements ; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. Ă table mĂȘme, elle apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. Le souvenir du Vicomte revenait toujours dans ses lectures.
Entre lui et les personnages inventés, elle établissait des rapprochements. Mais le cercle 121