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c’était bien assez bon pour la campagne.

Sa mĂšre l’approuvait en cette Ă©conomie ; car elle le venait voir comme autrefois, lorsqu’il y avait eu chez elle quelque bourrasque un peu violente ; et cependant madame Bovary mĂšre semblait prĂ©venue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevĂ© pour leur position de fortune ; le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantitĂ© de braise qui se brĂ»lait Ă  la cuisine aurait suffi pour vingt-cinq plats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait Ă  surveiller le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons ; madame Bovary les prodiguait ; et les mots de ma fille et de ma mĂšre s’échangeaient tout le long du jour, accompagnĂ©s d’un petit frĂ©missement des lĂšvres, chacune lançant des paroles douces d’une voix tremblante de colĂšre.

Du temps de madame Dubuc, la vieille femme

se sentait encore la prĂ©fĂ©rĂ©e ; mais, Ă  prĂ©sent, l’amour de Charles pour Emma lui semblait une dĂ©sertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et elle observait le 90

bonheur de son fils avec un silence triste, comme quelqu’un de ruinĂ© qui regarde, Ă  travers les carreaux, des gens attablĂ©s dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en maniĂšre de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux nĂ©gligences d’Emma, concluait qu’il n’était point raisonnable de l’adorer d’une façon si exclusive.

Charles ne savait que rĂ©pondre ; il respectait sa mĂšre, et il aimait infiniment sa femme ; il considĂ©rait le jugement de l’une comme infaillible, et cependant il trouvait l’autre irrĂ©prochable. Quand madame Bovary Ă©tait partie, il essayait de hasarder timidement, et dans les mĂȘmes termes, une ou deux des plus anodines observations qu’il avait entendu faire Ă  sa maman ; Emma, lui prouvant d’un mot qu’il se trompait, le renvoyait Ă  ses malades.

Cependant, d’aprĂšs des thĂ©ories qu’elle croyait bonnes, elle voulut se donner de l’amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle rĂ©citait tout ce qu’elle savait par cƓur de rimes passionnĂ©es et lui chantait en soupirant des adagios 91

mĂ©lancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu’auparavant, et Charles n’en paraissait ni plus amoureux ni plus remuĂ©.

Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cƓur sans en faire jaillir une Ă©tincelle, incapable, du reste, de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire Ă  tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n’avait plus rien d’exorbitant. Ses expansions Ă©taient devenues rĂ©guliĂšres ; il l’embrassait Ă  de certaines heures. C’était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prĂ©vu d’avance, aprĂšs la monotonie du dĂźner.

Un garde-chasse, guĂ©ri par Monsieur d’une fluxion de poitrine, avait donnĂ© Ă  Madame une petite levrette d’Italie ; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin d’ĂȘtre seule un instant et de n’avoir plus sous les yeux l’éternel jardin avec la route poudreuse.

Elle allait jusqu’à la hĂȘtrĂ©e de Banneville, prĂšs du pavillon abandonnĂ© qui fait l’angle du mur, du cĂŽtĂ© des champs. Il y a dans le saut-de-loup, 92

parmi les herbes, de longs roseaux Ă  feuilles coupantes.

Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien n’avait changĂ© depuis la derniĂšre fois qu’elle Ă©tait venue. Elle retrouvait aux mĂȘmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets d’orties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fenĂȘtres, dont les volets toujours clos s’égrenaient de pourriture, sur leurs barres de fer rouillĂ©es. Sa pensĂ©e, sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait aprĂšs les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes, ou mordillait les coquelicots sur le bord d’une piĂšce de blĂ©.

Puis ses idĂ©es peu Ă  peu se fixaient, et, assise sur le gazon, qu’elle fouillait Ă  petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se rĂ©pĂ©tait :

« Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ? »

Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle cherchait Ă  imaginer quels eussent Ă©tĂ© ces Ă©vĂ©nements non survenus, cette vie diffĂ©rente, ce mari qu’elle ne 93

connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas Ă  celui-lĂ . Il aurait pu ĂȘtre beau, spirituel, distinguĂ©, attirant, tels qu’ils Ă©taient sans doute, ceux qu’avaient Ă©pousĂ©s ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant ? À la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des thĂ©Ăątres et les clartĂ©s du bal, elles avaient des existences oĂč le cƓur se dilate, oĂč les sens s’épanouissent. Mais elle, sa vie Ă©tait froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignĂ©e silencieuse, filait sa toile dans l’ombre Ă  tous les coins de son cƓur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, oĂč elle montait sur l’estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle dĂ©couverts, elle avait une façon gentille, et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments ; la cour Ă©tait pleine de calĂšches, on lui disait adieu par les portiĂšres, le maĂźtre de musique passait en saluant, avec sa boĂźte Ă  violon. Comme c’était loin, tout cela ! comme c’était loin !

Elle appelait Djali, la prenait entre ses genoux, 94

passait ses doigts sur sa longue tĂȘte fine et lui disait : « Allons, baisez maĂźtresse, vous qui n’avez pas de chagrins ! » Puis, considĂ©rant la mine mĂ©lancolique du svelte animal qui bĂąillait avec lenteur, elle s’attendrissait, et, le comparant Ă  elle-mĂȘme, lui parlait tout haut, comme Ă  quelqu’un d’affligĂ© que l’on console.

Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer qui, roulant d’un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient, jusqu’au loin dans les champs, une fraĂźcheur salĂ©e. Les joncs sifflaient Ă  ras de terre, et les feuilles des hĂȘtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes, se balançant toujours, continuaient leur grand murmure. Emma serrait son chĂąle contre ses Ă©paules et se levait.

Dans l’avenue, un jour vert rabattu par le feuillage Ă©clairait la mousse rase qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil se couchait ; le ciel Ă©tait rouge entre les branches, et les troncs pareils des arbres plantĂ©s en ligne droite semblaient une colonnade brune se dĂ©tachant sur un fond d’or ; une peur la prenait, elle appelait 95

Djali, s’en retournait vite Ă  Tostes par la grande route, s’affaissait dans un fauteuil, et de toute la soirĂ©e ne parlait pas.

Mais, vers la fin de septembre, quelque chose d’extraordinaire tomba dans sa vie ; elle fut invitĂ©e Ă  la Vaubyessard, chez le marquis d’Andervilliers.

SecrĂ©taire d’État sous la Restauration, le marquis, cherchant Ă  rentrer dans la vie politique, prĂ©parait de longue main sa candidature Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s. Il faisait, l’hiver, de nombreuses distributions de fagots, et, au conseil gĂ©nĂ©ral, rĂ©clamait avec exaltation toujours des routes pour son arrondissement. Il avait eu, lors des grandes chaleurs, un abcĂšs dans la bouche, dont Charles l’avait soulagĂ© comme par miracle, en y donnant Ă  point un coup de lancette.

L’homme d’affaires, envoyĂ© Ă  Tostes pour payer l’opĂ©ration, conta, le soir, qu’il avait vu dans le jardinet du mĂ©decin des cerises superbes. Or, les cerisiers poussaient mal Ă  la Vaubyessard, M. le marquis demanda quelques boutures Ă  Bovary, se fit un devoir de l’en remercier lui-mĂȘme, aperçut 96

Emma, trouva qu’elle avait une jolie taille et qu’elle ne saluait point en paysanne ; si bien qu’on ne crut pas au chĂąteau outrepasser les bornes de la condescendance, ni d’autre part commettre une maladresse, en invitant le jeune mĂ©nage.

Un mercredi, à trois heures, M. et madame Bovary, montés dans leur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malle attachée par derriÚre et une boßte à chapeau qui était posée devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes.

Ils arrivĂšrent Ă  la nuit tombante, comme on commençait Ă  allumer des lampions dans le parc, afin d’éclairer les voitures.

97

VIII

Le chĂąteau, de construction moderne, Ă  l’italienne, avec deux ailes avançant et trois perrons, se dĂ©ployait au bas d’une immense pelouse oĂč paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands arbres espacĂ©s, tandis que des bannettes d’arbustes, rhododendrons, seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdure inĂ©gales sur la ligne courbe du chemin sablĂ©. Une riviĂšre passait sous un pont ; Ă  travers la brume, on distinguait des bĂątiments Ă  toit de chaume, Ă©parpillĂ©s dans la prairie, que bordaient en pente douce deux coteaux couverts de bois, et par derriĂšre, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignes parallĂšles, les remises et les Ă©curies, restes conservĂ©s de l’ancien chĂąteau dĂ©moli.

Le boc de Charles s’arrĂȘta devant le perron du milieu ; des domestiques parurent ; le marquis s’avança, et, offrant son bras Ă  la femme du 98

mĂ©decin, l’introduisit dans le vestibule.

Il Ă©tait pavĂ© de dalles en marbre, trĂšs haut, et le bruit des pas, avec celui des voix, y retentissait comme dans une Ă©glise. En face montait un escalier droit, et Ă  gauche une galerie donnant sur le jardin conduisait Ă  la salle de billard dont on entendait, dĂšs la porte, caramboler les boules d’ivoire. Comme elle la traversait pour aller au salon, Emma vit autour du jeu des hommes Ă  figure grave, le menton posĂ© sur de hautes cravates, dĂ©corĂ©s tous, et qui souriaient silencieusement, en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorĂ©s portaient, au bas de leur bordure, des noms Ă©crits en lettres noires. Elle lut : « Jean-Antoine d’Andervilliers d’Yverbonville, comte de la Vaubyessard et baron de la Fresnaye, tuĂ© Ă  la bataille de Coutras, le 20 octobre 1587. » Et sur un

autre :

« Jean-Antoine-Henry-Guy

d’Andervilliers de la Vaubyessard, amiral de France et chevalier de l’ordre de Saint-Michel, blessĂ© au combat de la Hougue-Saint-Vaast, le 29

mai 1692, mort à la Vaubyessard le 23 janvier 1693. » Puis on distinguait à peine ceux qui 99

suivaient, car la lumiĂšre des lampes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre dans l’appartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait contre elles en arĂȘtes fines, selon les craquelures du vernis ; et de tous ces grands carrĂ©s noirs bordĂ©s d’or sortaient, çà et lĂ , quelque portion plus claire de la peinture, un front pĂąle, deux yeux qui vous regardaient, des perruques se dĂ©roulant sur l’épaule poudrĂ©e des habits rouges, ou bien la boucle d’une jarretiĂšre au haut d’un mollet rebondi.

Le marquis ouvrit la porte du salon ; une des dames se leva (la marquise elle-mĂȘme), vint Ă  la rencontre d’Emma et la fit asseoir prĂšs d’elle, sur une causeuse, oĂč elle se mit Ă  lui parler amicalement, comme si elle la connaissait depuis longtemps. C’était une femme de la quarantaine environ, Ă  belles Ă©paules, Ă  nez busquĂ©, Ă  la voix traĂźnante, et portant, ce soir-lĂ , sur ses cheveux chĂątains, un simple fichu de guipure qui retombait par derriĂšre, en triangle. Une jeune personne blonde se tenait Ă  cĂŽtĂ©, dans une chaise Ă  dossier long ; et des messieurs, qui avaient une petite fleur Ă  la boutonniĂšre de leur habit, 100

causaient avec les dames, tout autour de la cheminée.

À sept heures, on servit le düner. Les hommes, plus nombreux, s’assirent à la premiùre table, dans le vestibule, et les dames à la seconde, dans la salle à manger, avec le marquis et la marquise.

Emma se sentit, en entrant, enveloppĂ©e par un air chaud, mĂ©lange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des truffes. Les bougies des candĂ©labres allongeaient des flammes sur les cloches d’argent ; les cristaux Ă  facettes, couverts d’une buĂ©e mate, se renvoyaient des rayons pĂąles ; des bouquets Ă©taient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes Ă  large bordure, les serviettes, arrangĂ©es en maniĂšre de bonnet d’évĂȘque, tenaient entre le bĂąillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale.

Les pattes rouges des homards dĂ©passaient les plats ; de gros fruits dans des corbeilles Ă  jour s’étageaient sur la mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumĂ©es montaient ; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en 101

jabot, grave comme un juge, le maĂźtre d’hĂŽtel, passant entre les Ă©paules des convives les plats tout dĂ©coupĂ©s, faisait d’un coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau qu’on choisissait.

Sur le grand poĂȘle de porcelaine Ă  baguette de cuivre, une statue de femme drapĂ©e jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde.

Madame Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas mis leurs gants dans leur verre.

Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbĂ© sur son assiette remplie, et la serviette nouĂ©e dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux Ă©raillĂ©s et portait une petite queue enroulĂ©e d’un ruban noir. C’était le beau-pĂšre du marquis, le vieux duc de LaverdiĂšre, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait Ă©tĂ©, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. de Coigny et 102

de Lauzun. Il avait menĂ© une vie bruyante de dĂ©bauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevĂ©es, avait dĂ©vorĂ© sa fortune et effrayĂ© toute sa famille. Un domestique, derriĂšre sa chaise, lui nommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il dĂ©signait du doigt en bĂ©gayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mĂȘmes sur ce vieil homme Ă  lĂšvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vĂ©cu Ă  la Cour et couchĂ© dans le lit des reines !

On versa du vin de Champagne Ă  la glace.

Are sens