végétations sérieuses. Tout au fond, sous les sapinettes, un curé de plùtre lisait son bréviaire.
Emma monta dans les chambres. La premiĂšre
nâĂ©tait point meublĂ©e ; mais la seconde, qui Ă©tait la chambre conjugale, avait un lit dâacajou dans une alcĂŽve Ă draperie rouge. Une boĂźte en coquillages dĂ©corait la commode ; et, sur le secrĂ©taire, prĂšs de la fenĂȘtre, il y avait, dans une carafe, un bouquet de fleurs dâoranger, nouĂ© par des rubans de satin blanc. CâĂ©tait un bouquet de mariĂ©e, le bouquet de lâautre ! Elle le regarda.
Charles sâen aperçut, il le prit et lâalla porter au grenier, tandis quâassise dans un fauteuil (on disposait ses affaires autour dâelle), Emma songeait Ă son bouquet de mariage, qui Ă©tait emballĂ© dans un carton, et se demandait, en rĂȘvant, ce quâon en ferait, si par hasard elle venait Ă mourir.
Elle sâoccupa, les premiers jours, Ă mĂ©diter des changements dans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des papiers neufs, repeindre lâescalier et faire des bancs dans le jardin, tout autour du cadran solaire ; elle 69
demanda mĂȘme comment sây prendre pour avoir un bassin Ă jet dâeau avec des poissons. Enfin son mari, sachant quâelle aimait Ă se promener en voiture, trouva un boc dâoccasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-crotte en cuir piquĂ©, ressembla presque Ă un tilbury.
Il Ă©tait donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en tĂȘte-Ă -tĂȘte, une promenade le soir sur la grande route, un geste de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille accrochĂ© Ă lâespagnolette dâune fenĂȘtre, et bien dâautres choses encore oĂč Charles nâavait jamais soupçonnĂ© de plaisir, composaient maintenant la continuitĂ© de son bonheur. Au lit, le matin, et cĂŽte Ă cĂŽte sur lâoreiller, il regardait la lumiĂšre du soleil passer parmi le duvet de ses joues blondes, que couvraient Ă demi les pattes escalopĂ©es de son bonnet. Vus de si prĂšs, ses yeux lui paraissaient agrandis, surtout quand elle ouvrait plusieurs fois de suite ses paupiĂšres en sâĂ©veillant ; noirs Ă lâombre et bleu foncĂ© au grand jour, ils avaient comme des couches de couleurs successives, et qui plus Ă©paisses dans le fond, allaient en sâĂ©claircissant vers la surface de 70
lâĂ©mail. Son Ćil, Ă lui, se perdait dans ces profondeurs, et il sây voyait en petit jusquâaux Ă©paules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de sa chemise entrâouvert. Il se levait. Elle se mettait Ă la fenĂȘtre pour le voir partir ; et elle restait accoudĂ©e sur le bord, entre deux pots de gĂ©raniums, vĂȘtue de son peignoir, qui Ă©tait lĂąche autour dâelle. Charles, dans la rue, bouclait ses Ă©perons sur la borne ; et elle continuait Ă lui parler dâen haut, tout en arrachant avec sa bouche quelque bribe de fleur ou de verdure quâelle soufflait vers lui, et qui voltigeant, se soutenant, faisant dans lâair des demi-cercles comme un oiseau, allait, avant de tomber, sâaccrocher aux crins mal peignĂ©s de la vieille jument blanche, immobile Ă la porte. Charles, Ă cheval, lui envoyait un baiser ; elle rĂ©pondait par un signe, elle refermait la fenĂȘtre, il partait. Et alors, sur la grande route qui Ă©tendait sans en finir son long ruban de poussiĂšre, par les chemins creux oĂč les arbres se courbaient en berceaux, dans les sentiers dont les blĂ©s lui montaient jusquâaux genoux, avec le soleil sur ses Ă©paules et lâair du matin Ă ses narines, le cĆur plein des fĂ©licitĂ©s de 71
la nuit, lâesprit tranquille, la chair contente, il sâen allait ruminant son bonheur, comme ceux qui mĂąchent encore, aprĂšs dĂźner, le goĂ»t des truffes quâils digĂšrent.
JusquâĂ prĂ©sent, quâavait-il eu de bon dans lâexistence ? Ătait-ce son temps de collĂšge, oĂč il restait enfermĂ© entre ces hauts murs, seul au milieu de ses camarades plus riches ou plus forts que lui dans leurs classes, quâil faisait rire par son accent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mĂšres venaient au parloir avec des pĂątisseries dans leur manchon ? Ătait-ce plus tard, lorsquâil Ă©tudiait la mĂ©decine et nâavait jamais la bourse assez ronde pour payer la contredanse Ă quelque petite ouvriĂšre qui fĂ»t devenue sa maĂźtresse ?
Ensuite il avait vĂ©cu pendant quatorze mois avec la veuve, dont les pieds, dans le lit, Ă©taient froids comme des glaçons. Mais, Ă prĂ©sent, il possĂ©dait pour la vie cette jolie femme quâil adorait.
Lâunivers, pour lui, nâexcĂ©dait pas le tour soyeux de son jupon ; et il se reprochait de ne pas lâaimer, il avait envie de la revoir ; il sâen revenait vite, montait lâescalier, le cĆur battant.
Emma, dans sa chambre, Ă©tait Ă faire sa toilette ; 72
il arrivait Ă pas muets, il la baisait dans le dos, elle poussait un cri.
Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement Ă son peigne, Ă ses bagues, Ă son fichu ; quelquefois, il lui donnait sur les joues de gros baisers Ă pleine bouche, ou câĂ©taient de petits baisers Ă la file tout le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusquâĂ lâĂ©paule ; et elle le repoussait, Ă demi souriante et ennuyĂ©e, comme on fait Ă un enfant qui se pend aprĂšs vous.
Avant quâelle se mariĂąt, elle avait cru avoir de lâamour ; mais le bonheur qui aurait dĂ» rĂ©sulter de cet amour nâĂ©tant pas venu, il fallait quâelle se fĂ»t trompĂ©e, songeait-elle. Et Emma cherchait Ă savoir ce que lâon entendait au juste dans la vie par les mots de fĂ©licitĂ©, de passion et dâ ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres.
73
VI
Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rĂȘvĂ© la maisonnette de bambous, le nĂšgre Domingo, le chien FidĂšle, mais surtout lâamitiĂ© douce de quelque bon petit frĂšre, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid dâoiseau.
Lorsquâelle eut treize ans, son pĂšre lâamena lui-mĂȘme Ă la ville, pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais, oĂč ils eurent Ă leur souper des assiettes peintes qui reprĂ©sentaient lâhistoire de mademoiselle de la ValliĂšre. Les explications lĂ©gendaires, coupĂ©es çà et lĂ par lâĂ©gratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les dĂ©licatesses du cĆur et les pompes de la Cour.
Loin de sâennuyer au couvent les premiers temps, elle se plut dans la sociĂ©tĂ© des bonnes 74
sĆurs, qui, pour lâamuser, la conduisaient dans la chapelle, oĂč lâon pĂ©nĂ©trait du rĂ©fectoire par un long corridor. Elle jouait fort peu durant les rĂ©crĂ©ations, comprenait bien le catĂ©chisme, et câest elle qui rĂ©pondait toujours Ă M. le vicaire dans les questions difficiles. Vivant donc sans jamais sortir de la tiĂšde atmosphĂšre des classes et parmi ces femmes au teint blanc portant des chapelets Ă croix de cuivre, elle sâassoupit doucement Ă la langueur mystique qui sâexhale des parfums de lâautel, de la fraĂźcheur des bĂ©nitiers et du rayonnement des cierges. Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordĂ©es dâazur, et elle aimait la brebis malade, le sacrĂ© cĆur percĂ© de flĂšches aiguĂ«s, ou le pauvre JĂ©sus qui tombe en marchant sur sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tĂȘte quelque vĆu Ă accomplir.
Quand elle allait Ă confesse, elle inventait de petits pĂ©chĂ©s afin de rester lĂ plus longtemps, Ă genoux dans lâombre, les mains jointes, le visage Ă la grille sous le chuchotement du prĂȘtre. Les comparaisons de fiancĂ©, dâĂ©poux, dâamant cĂ©leste 75
et de mariage Ă©ternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de lâĂąme des douceurs inattendues.
Le soir, avant la priĂšre, on faisait dans lâĂ©tude une lecture religieuse. CâĂ©tait, pendant la semaine, quelque rĂ©sumĂ© dâHistoire sainte ou les ConfĂ©rences de lâabbĂ© Frayssinous, et, le dimanche, des passages du GĂ©nie du christianisme, par rĂ©crĂ©ation. Comme elle Ă©couta, les premiĂšres fois, la lamentation sonore des mĂ©lancolies romantiques se rĂ©pĂ©tant Ă tous les Ă©chos de la terre et de lâĂ©ternitĂ© ! Si son enfance se fĂ»t Ă©coulĂ©e dans lâarriĂšre-boutique dâun quartier marchand, elle se serait peut-ĂȘtre ouverte alors aux envahissements lyriques de la nature, qui, dâordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des Ă©crivains. Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait le bĂȘlement des troupeaux, les laitages, les charrues. HabituĂ©e aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentĂ©s. Elle nâaimait la mer quâĂ cause de ses tempĂȘtes, et la verdure seulement lorsquâelle Ă©tait clairsemĂ©e parmi les ruines. Il fallait quâelle pĂ»t retirer des choses une sorte de profit 76
personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas Ă la consommation immĂ©diate de son cĆur, â Ă©tant de tempĂ©rament plus sentimentale quâartiste, cherchant des Ă©motions et non des paysages.
Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler Ă la lingerie. ProtĂ©gĂ©e par lâarchevĂȘchĂ© comme appartenant Ă une ancienne famille de gentilshommes ruinĂ©s sous la RĂ©volution, elle mangeait au rĂ©fectoire Ă la table des bonnes sĆurs, et faisait avec elles, aprĂšs le repas, un petit bout de causette avant de remonter Ă son ouvrage.
Souvent les pensionnaires sâĂ©chappaient de lâĂ©tude pour lâaller voir. Elle savait par cĆur des chansons galantes du siĂšcle passĂ©, quâelle chantait Ă demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prĂȘtait aux grandes, en cachette, quelque roman quâelle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-mĂȘme avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce nâĂ©taient quâamours, amants, 77
amantes, dames persĂ©cutĂ©es sâĂ©vanouissant dans des pavillons solitaires, postillons quâon tue Ă tous les relais, chevaux quâon crĂšve Ă toutes les pages, forĂȘts sombres, troubles du cĆur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne lâest pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, Ă quinze ans, Emma se graissa donc les mains Ă cette poussiĂšre des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle sâĂ©prit de choses historiques, rĂȘva bahuts, salle des gardes et mĂ©nestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces chĂątelaines au long corsage, qui, sous le trĂšfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, Ă regarder venir du fond de la campagne un cavalier Ă plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-lĂ le culte de Marie Stuart, et des vĂ©nĂ©rations enthousiastes Ă lâendroit des femmes illustres ou infortunĂ©es. Jeanne dâArc, HĂ©loĂŻse, AgnĂšs Sorel, la belle FerronniĂšre et ClĂ©mence 78
Isaure, pour elle, se dĂ©tachaient comme des comĂštes sur lâimmensitĂ© tĂ©nĂ©breuse de lâhistoire, oĂč saillissaient encore çà et lĂ , mais plus perdus dans lâombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chĂȘne, Bayard mourant, quelques fĂ©rocitĂ©s de Louis XI, un peu de Saint-BarthĂ©lemy, le panache du BĂ©arnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes oĂč Louis XIV
était vanté.
Ă la classe de musique, dans les romances quâelle chantait, il nâĂ©tait question que de petits anges aux ailes dâor, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, Ă travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, lâattirante fantasmagorie des rĂ©alitĂ©s sentimentales.
Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes quâelles avaient reçus en Ă©trennes. Il les fallait cacher, câĂ©tait une affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant dĂ©licatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards Ă©blouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signĂ©, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs piĂšces.
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Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page.
CâĂ©tait, derriĂšre la balustrade dâun balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumĂŽniĂšre Ă sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises Ă boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait dâĂ©talĂ©es dans des voitures, glissant au milieu des parcs, oĂč un lĂ©vrier sautait devant lâattelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. Dâautres, rĂȘvant sur des sofas prĂšs dâun billet dĂ©cachetĂ©, contemplaient la lune, par la fenĂȘtre entrâouverte, Ă demi drapĂ©e dâun rideau noir. Les naĂŻves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle Ă travers les barreaux dâune cage gothique, ou, souriant la tĂȘte sur lâĂ©paule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussĂ©s comme des souliers Ă la poulaine. Et vous y Ă©tiez aussi, sultans Ă longues pipes, pĂąmĂ©s sous des tonnelles, aux bras des bayadĂšres, djiaours, 80
sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrĂ©es dithyrambiques, qui souvent nous montrez Ă la fois des palmiers, des sapins, des tigres Ă droite, un lion Ă gauche, des minarets tartares Ă lâhorizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; â le tout encadrĂ© dâune forĂȘt vierge bien nettoyĂ©e, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans lâeau, oĂč se dĂ©tachent en Ă©corchures blanches, sur un fond dâacier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et lâabat-jour du quinquet, accrochĂ© dans la muraille au-dessus de la tĂȘte dâEmma, Ă©clairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns aprĂšs les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardĂ© qui roulait encore sur les boulevards.
Quand sa mĂšre mourut, elle pleura beaucoup
les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funĂšbre avec les cheveux de la dĂ©funte, et, dans une lettre quâelle envoyait aux Bertaux, toute pleine de rĂ©flexions tristes sur la vie, elle 81