demandait quâon lâensevelĂźt plus tard dans le mĂȘme tombeau. Le bonhomme la crut malade et
vint la voir. Emma fut intĂ©rieurement satisfaite de se sentir arrivĂ©e du premier coup Ă ce rare idĂ©al des existences pĂąles, oĂč ne parviennent jamais les cĆurs mĂ©diocres. Elle se laissa donc glisser dans les mĂ©andres lamartiniens, Ă©couta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de lâĂternel discourant dans les vallons. Elle sâen ennuya, nâen voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanitĂ©, et fut enfin surprise de se sentir apaisĂ©e, et sans plus de tristesse au cĆur que de rides sur son front.
Les bonnes religieuses, qui avaient si bien prĂ©sumĂ© de sa vocation, sâaperçurent avec de grands Ă©tonnements que mademoiselle Rouault semblait Ă©chapper Ă leur soin. Elles lui avaient, en effet, tant prodiguĂ© les offices, les retraites, les neuvaines et les sermons, si bien prĂȘchĂ© le respect que lâon doit aux saints et aux martyrs, et donnĂ© tant de bons conseils pour la modestie du corps et le salut de son Ăąme, quâelle fit comme les 82
chevaux que lâon tire par la bride : elle sâarrĂȘta court et le mors lui sortit des dents. Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui avait aimĂ© lâĂ©glise pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances, et la littĂ©rature pour ses excitations passionnelles, sâinsurgeait devant les mystĂšres de la foi, de mĂȘme quâelle sâirritait davantage contre la discipline, qui Ă©tait quelque chose dâantipathique Ă sa constitution. Quand son pĂšre la retira de pension, on ne fut point fĂąchĂ© de la voir partir. La supĂ©rieure trouvait mĂȘme quâelle Ă©tait devenue, dans les derniers temps, peu rĂ©vĂ©rencieuse envers la communautĂ©.
Emma, rentrĂ©e chez elle, se plut dâabord au
commandement des domestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et regretta son couvent.
Quand Charles vint aux Bertaux pour la premiĂšre fois, elle se considĂ©rait comme fort dĂ©sillusionnĂ©e, nâayant plus rien Ă apprendre, ne devant plus rien sentir.
Mais lâanxiĂ©tĂ© dâun Ă©tat nouveau, ou peut-ĂȘtre lâirritation causĂ©e par la prĂ©sence de cet homme, avait suffi Ă lui faire croire quâelle possĂ©dait enfin 83
cette passion merveilleuse qui jusquâalors sâĂ©tait tenue comme un grand oiseau au plumage rose
planant dans la splendeur des ciels poĂ©tiques ; â
et elle ne pouvait sâimaginer Ă prĂ©sent que ce calme oĂč elle vivait fĂ»t le bonheur quâelle avait rĂȘvĂ©.
84
VII
Elle songeait quelquefois que câĂ©taient lĂ pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goĂ»ter la douceur, il eĂ»t fallu, sans doute, sâen aller vers ces pays Ă noms sonores oĂč les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpĂ©es, Ă©coutant la chanson du postillon, qui se rĂ©pĂšte dans la montagne avec les clochettes des chĂšvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les Ă©toiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particuliĂšre au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle sâaccouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse 85
dans un cottage Ă©cossais, avec un mari vĂȘtu dâun habit de velours noir Ă longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes !
Peut-ĂȘtre aurait-elle souhaitĂ© faire Ă quelquâun la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change dâaspect comme les nuĂ©es, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient donc, lâoccasion, la hardiesse.
Si Charles lâavait voulu cependant, sâil sâen fĂ»t doutĂ©, si son regard, une seule fois, fĂ»t venu Ă la rencontre de sa pensĂ©e, il lui semblait quâune abondance subite se serait dĂ©tachĂ©e de son cĆur, comme tombe la rĂ©colte dâun espalier quand on y porte la main. Mais, Ă mesure que se serrait davantage lâintimitĂ© de leur vie, un dĂ©tachement intĂ©rieur se faisait qui la dĂ©liait de lui.
La conversation de Charles Ă©tait plate comme un trottoir de rue, et les idĂ©es de tout le monde y dĂ©filaient dans leur costume ordinaire, sans exciter dâĂ©motion, de rire ou de rĂȘverie. Il nâavait jamais Ă©tĂ© curieux, disait-il, pendant quâil habitait 86
Rouen, dâaller voir au théùtre les acteurs de Paris.
Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme dâĂ©quitation quâelle avait rencontrĂ© dans un roman.
Un homme, au contraire, ne devait-il pas tout connaĂźtre, exceller en des activitĂ©s multiples, vous initier aux Ă©nergies de la passion, aux raffinements de la vie, Ă tous les mystĂšres ? Mais il nâenseignait rien, celui-lĂ , ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur mĂȘme quâelle lui donnait.
Elle dessinait quelquefois ; et câĂ©tait pour Charles un grand amusement que de rester lĂ , tout debout, Ă la regarder penchĂ©e sur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il sâĂ©merveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans sâinterrompre. Ainsi 87
secouĂ© par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, sâentendait jusquâau bout du village si la fenĂȘtre Ă©tait ouverte, et souvent le clerc de lâhuissier qui passait sur la grande route, nu-tĂȘte et en chaussons, sâarrĂȘtait Ă lâĂ©couter, sa feuille de papier Ă la main.
Emma, dâautre part, savait conduire sa maison.
Elle envoyait aux malades le compte des visites, dans des lettres bien tournĂ©es qui ne sentaient pas la facture. Quand ils avaient, le dimanche, quelque voisin Ă dĂźner, elle trouvait moyen dâoffrir un plat coquet, sâentendait Ă poser sur des feuilles de vigne les pyramides de reines-claudes, servait renversĂ©s les pots de confitures dans une assiette, et mĂȘme elle parlait dâacheter des rince-bouche pour le dessert. Il rejaillissait de tout cela beaucoup de considĂ©ration sur Bovary.
Charles finissait par sâestimer davantage de ce quâil possĂ©dait une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis dâelle, Ă la mine de plomb, quâil avait fait encadrer de cadres trĂšs larges et suspendus contre le papier de la muraille Ă de longs cordons verts.
88
Au sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie.
Il rentrait tard, Ă dix heures, minuit quelquefois. Alors il demandait Ă manger, et, comme la bonne Ă©tait couchĂ©e, câĂ©tait Emma qui le servait. Il retirait sa redingote pour dĂźner plus Ă son aise. Il disait les uns aprĂšs les autres tous les gens quâil avait rencontrĂ©s, les villages oĂč il avait Ă©tĂ©, les ordonnances quâil avait Ă©crites, et satisfait de lui-mĂȘme, il mangeait le reste du miroton, Ă©pluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis sâallait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait.
Comme il avait eu longtemps lâhabitude du bonnet de coton, son foulard ne lui tenait pas aux oreilles ; aussi ses cheveux, le matin, Ă©taient rabattus pĂȘle-mĂȘle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les cordons se dĂ©nouaient pendant la nuit. Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis Ă©pais obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de lâempeigne se continuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que 89
câĂ©tait bien assez bon pour la campagne.
Sa mĂšre lâapprouvait en cette Ă©conomie ; car elle le venait voir comme autrefois, lorsquâil y avait eu chez elle quelque bourrasque un peu violente ; et cependant madame Bovary mĂšre semblait prĂ©venue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevĂ© pour leur position de fortune ; le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantitĂ© de braise qui se brĂ»lait Ă la cuisine aurait suffi pour vingt-cinq plats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait Ă surveiller le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons ; madame Bovary les prodiguait ; et les mots de ma fille et de ma mĂšre sâĂ©changeaient tout le long du jour, accompagnĂ©s dâun petit frĂ©missement des lĂšvres, chacune lançant des paroles douces dâune voix tremblante de colĂšre.
Du temps de madame Dubuc, la vieille femme
se sentait encore la prĂ©fĂ©rĂ©e ; mais, Ă prĂ©sent, lâamour de Charles pour Emma lui semblait une dĂ©sertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et elle observait le 90
bonheur de son fils avec un silence triste, comme quelquâun de ruinĂ© qui regarde, Ă travers les carreaux, des gens attablĂ©s dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en maniĂšre de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux nĂ©gligences dâEmma, concluait quâil nâĂ©tait point raisonnable de lâadorer dâune façon si exclusive.
Charles ne savait que rĂ©pondre ; il respectait sa mĂšre, et il aimait infiniment sa femme ; il considĂ©rait le jugement de lâune comme infaillible, et cependant il trouvait lâautre irrĂ©prochable. Quand madame Bovary Ă©tait partie, il essayait de hasarder timidement, et dans les mĂȘmes termes, une ou deux des plus anodines observations quâil avait entendu faire Ă sa maman ; Emma, lui prouvant dâun mot quâil se trompait, le renvoyait Ă ses malades.
Cependant, dâaprĂšs des thĂ©ories quâelle croyait bonnes, elle voulut se donner de lâamour. Au clair de lune, dans le jardin, elle rĂ©citait tout ce quâelle savait par cĆur de rimes passionnĂ©es et lui chantait en soupirant des adagios 91
mĂ©lancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme quâauparavant, et Charles nâen paraissait ni plus amoureux ni plus remuĂ©.
Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cĆur sans en faire jaillir une Ă©tincelle, incapable, du reste, de comprendre ce quâelle nâĂ©prouvait pas, comme de croire Ă tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles nâavait plus rien dâexorbitant. Ses expansions Ă©taient devenues rĂ©guliĂšres ; il lâembrassait Ă de certaines heures. CâĂ©tait une habitude parmi les autres, et comme un dessert prĂ©vu dâavance, aprĂšs la monotonie du dĂźner.
Un garde-chasse, guĂ©ri par Monsieur dâune fluxion de poitrine, avait donnĂ© Ă Madame une petite levrette dâItalie ; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin dâĂȘtre seule un instant et de nâavoir plus sous les yeux lâĂ©ternel jardin avec la route poudreuse.
