On sentait une odeur dâiris et de draps humides, qui sâĂ©chappait de la haute armoire en bois de chĂȘne, faisant face Ă la fenĂȘtre. Par terre, dans les angles, Ă©taient rangĂ©s, debout, des sacs de blĂ©.
CâĂ©tait le trop-plein du grenier proche, oĂč lâon montait par trois marches de pierre. Il y avait, pour dĂ©corer lâappartement, accrochĂ©e Ă un clou, au milieu du mur dont la peinture verte sâĂ©caillait sous le salpĂȘtre, une tĂȘte de Minerve au crayon noir, encadrĂ©e de dorure, et qui portait au bas, Ă©crit en lettres gothiques : « Ă mon cher papa. »
On parla dâabord du malade, puis du temps
quâil faisait, des grands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit. Mademoiselle Rouault ne sâamusait guĂšre Ă la campagne, maintenant surtout quâelle Ă©tait chargĂ©e presque Ă elle seule des soins de la ferme. Comme la salle Ă©tait fraĂźche, elle grelottait tout en mangeant, ce qui dĂ©couvrait un peu ses lĂšvres charnues, quâelle avait coutume de mordillonner Ă ses moments de silence.
Son cou sortait dâun col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les deux bandeaux noirs 34
semblaient chacun dâun seul morceau, tant ils Ă©taient lisses, Ă©taient sĂ©parĂ©s sur le milieu de la tĂȘte par une raie fine, qui sâenfonçait lĂ©gĂšrement selon la courbe du crĂąne ; et, laissant voir Ă peine le bout de lâoreille, ils allaient se confondre par derriĂšre en un chignon abondant, avec un mouvement ondĂ© vers les tempes, que le mĂ©decin de campagne remarqua lĂ pour la premiĂšre fois de sa vie. Ses pommettes Ă©taient roses. Elle portait, comme un homme, passĂ© entre deux boutons de son corsage, un lorgnon dâĂ©caille.
Quand Charles, aprĂšs ĂȘtre montĂ© dire adieu au pĂšre Rouault, rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre la fenĂȘtre, et qui regardait dans le jardin, oĂč les Ă©chalas des haricots avaient Ă©tĂ© renversĂ©s par le vent. Elle se retourna.
â Cherchez-vous quelque chose ? demanda-t-
elle.
â Ma cravache, sâil vous plaĂźt, rĂ©pondit-il.
Et il se mit à fureter sur le lit, derriÚre les portes, sous les chaises ; elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mademoiselle Emma 35
lâaperçut ; elle se pencha sur les sacs de blĂ©.
Charles, par galanterie, se prĂ©cipita et, comme il allongeait aussi son bras dans le mĂȘme mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbĂ©e sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus lâĂ©paule, en lui tendant son nerf de bĆuf.
Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours aprĂšs, comme il lâavait promis, câest le lendemain mĂȘme quâil y retourna, puis deux fois la semaine rĂ©guliĂšrement, sans compter les visites inattendues quâil faisait de temps Ă autre, comme par mĂ©garde.
Tout, du reste, alla bien ; la guĂ©rison sâĂ©tablit selon les rĂšgles, et quand, au bout de quarante-six jours, on vit le pĂšre Rouault qui sâessayait Ă marcher seul dans sa masure, on commença Ă considĂ©rer M. Bovary comme un homme de grande capacitĂ©. Le pĂšre Rouault disait quâil nâaurait pas Ă©tĂ© mieux guĂ©ri par les premiers mĂ©decins dâYvetot ou mĂȘme de Rouen.
Quant Ă Charles, il ne chercha point Ă se demander pourquoi il venait aux Bertaux avec 36
plaisir. Y eĂ»t-il songĂ©, quâil aurait sans doute attribuĂ© son zĂšle Ă la gravitĂ© du cas, ou peut-ĂȘtre au profit quâil en espĂ©rait. Ătait-ce pour cela, cependant, que ses visites Ă la ferme faisaient, parmi les pauvres occupations de sa vie, une exception charmante ? Ces jours-lĂ il se levait de bonne heure, partait au galop, poussait sa bĂȘte, puis il descendait pour sâessuyer les pieds sur lâherbe, et passait ses gants noirs avant dâentrer.
Il aimait Ă se voir arriver dans la cour, Ă sentir contre son Ă©paule la barriĂšre qui tournait, et le coq qui chantait sur le mur, les garçons qui venaient Ă sa rencontre. Il aimait la grange et les Ă©curies ; il aimait le pĂšre Rouault, qui lui tapait dans la main en lâappelant son sauveur ; il aimait les petits sabots de mademoiselle Emma sur les dalles lavĂ©es de la cuisine ; ses talons hauts la grandissaient un peu, et, quand elle marchait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine.
Elle le reconduisait toujours jusquâĂ la premiĂšre marche du perron. Lorsquâon nâavait pas encore amenĂ© son cheval, elle restait lĂ . On 37
sâĂ©tait dit adieu, on ne parlait plus ; le grand air lâentourait, levant pĂȘle-mĂȘle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dĂ©gel, lâĂ©corce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bĂątiments se fondait. Elle Ă©tait sur le seuil ; elle alla chercher son ombrelle, elle lâouvrit. Lâombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil, Ă©clairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait lĂ -dessous Ă la chaleur tiĂšde ; et on entendait les gouttes dâeau, une Ă une, tomber sur la moire tendue.
Dans les premiers temps que Charles frĂ©quentait les Bertaux, madame Bovary jeune ne manquait pas de sâinformer du malade, et mĂȘme sur le livre quâelle tenait en partie double, elle avait choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut quâil avait une fille, elle alla aux informations ; et elle apprit que mademoiselle Rouault, Ă©levĂ©e au couvent, chez les Ursulines, avait reçu, comme on dit, une belle Ă©ducation, quâelle savait, en consĂ©quence, la 38
danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble !
â Câest donc pour cela, se disait-elle, quâil a la figure si Ă©panouie quand il va la voir, et quâil met son gilet neuf, au risque de lâabĂźmer Ă la pluie ?
Ah ! cette femme ! cette femme !...
Et elle la dĂ©testa, dâinstinct. Dâabord, elle se soulagea par des allusions. Charles ne les comprit pas ; ensuite, par des rĂ©flexions incidentes quâil laissait passer de peur de lâorage ; enfin, par des apostrophes Ă brĂ»le-pourpoint auxquelles il ne savait que rĂ©pondre. â DâoĂč vient quâil retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault Ă©tait guĂ©ri et que ces gens-lĂ nâavaient pas encore payĂ© ? Ah !
câest quâil y avait lĂ -bas une personne, quelquâun qui savait causer, une brodeuse, un bel esprit.
CâĂ©tait lĂ ce quâil aimait : il lui fallait des demoiselles de ville ! â Et elle reprenait :
â La fille au pĂšre Rouault, une demoiselle de ville ! Allons donc ! leur grandâpĂšre Ă©tait berger, et ils ont un cousin qui a failli passer par les assises pour un mauvais coup, dans une dispute.
Ce nâest pas la peine de faire tant de fla-fla, ni de 39
se montrer le dimanche Ă lâĂ©glise avec une robe de soie, comme une comtesse. Pauvre bonhomme, dâailleurs, qui sans les colzas de lâan passĂ©, eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ© de payer ses arrĂ©rages !
Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. HĂ©loĂŻse lui avait fait jurer quâil nâirait plus, la main sur son livre de messe, aprĂšs beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande explosion dâamour. Il obĂ©it donc ; mais la hardiesse de son dĂ©sir protesta contre la servilitĂ© de sa conduite, et, par une sorte dâhypocrisie naĂŻve, il estima que cette dĂ©fense de la voir Ă©tait pour lui comme un droit de lâaimer. Et puis la veuve Ă©tait maigre ; elle avait les dents longues ; elle portait en toute saison un petit chĂąle noir dont la pointe lui descendait entre les omoplates ; sa taille dure Ă©tait engainĂ©e dans des robes en façon de fourreau, trop courtes, qui dĂ©couvraient ses chevilles, avec les rubans de ses souliers larges sâentrecroisant sur des bas gris.
La mĂšre de Charles venait les voir de temps Ă autre ; mais, au bout de quelques jours, la bru 40
semblait lâaiguiser Ă son fil ; et alors, comme deux couteaux, elles Ă©taient Ă le scarifier par leurs rĂ©flexions et leurs observations. Il avait tort de tant manger ! Pourquoi toujours offrir la goutte au premier venu ? Quel entĂȘtement que de ne pas vouloir porter de flanelle !
Il arriva quâau commencement du printemps,
un notaire dâIngouville, dĂ©tenteur des fonds Ă la veuve Dubuc, sâembarqua par une belle marĂ©e, emportant avec lui tout lâargent de son Ă©tude.
HĂ©loĂŻse, il est vrai, possĂ©dait encore, outre une part de bateau Ă©valuĂ©e six mille francs, sa maison de la rue Saint-François ; et cependant, de toute cette fortune que lâon avait fait sonner si haut, rien, si ce nâest un peu de mobilier et quelques nippes, nâavait paru dans le mĂ©nage. Il fallut tirer la chose au clair. La maison de Dieppe se trouva vermoulue dâhypothĂšques jusque dans ses pilotis ; ce quâelle avait mis chez le notaire, Dieu seul le savait, et la part de barque nâexcĂ©da point mille Ă©cus. Elle avait donc menti, la bonne dame ! Dans son exaspĂ©ration, M. Bovary pĂšre, brisant une chaise contre les pavĂ©s, accusa sa femme dâavoir fait le malheur de leur fils en 41
lâattelant Ă une haridelle semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils vinrent Ă Tostes. On sâexpliqua. Il y eut des scĂšnes.
Héloïse, en pleurs, se jetant dans les bras de son mari, le conjura de la défendre de ses parents.
Charles voulut parler pour elle. Ceux-ci se fĂąchĂšrent, et ils partirent.
Mais le coup Ă©tait portĂ©. Huit jours aprĂšs, comme elle Ă©tendait du linge dans sa cour, elle fut prise dâun crachement de sang, et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tournĂ© pour fermer le rideau de la fenĂȘtre, elle dit :
« Ah ! mon Dieu ! » poussa un soupir et sâĂ©vanouit. Elle Ă©tait morte ! Quel Ă©tonnement !
Quand tout fut fini au cimetiĂšre, Charles rentra chez lui. Il ne trouva personne en bas ; il monta au premier, dans la chambre, vit sa robe encore accrochĂ©e au pied de lâalcĂŽve ; alors, sâappuyant contre le secrĂ©taire, il resta jusquâau soir perdu dans une rĂȘverie douloureuse. Elle lâavait aimĂ©, aprĂšs tout.
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III
Un matin, le pĂšre Rouault vint apporter Ă Charles le payement de sa jambe remise : soixante et quinze francs en piĂšces de quarante sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et lâen consola tant quâil put.
â Je sais ce que câest ! disait-il en lui frappant sur lâĂ©paule ; jâai Ă©tĂ© comme vous, moi aussi !
Quand jâai eu perdu ma pauvre dĂ©funte, jâallais dans les champs pour ĂȘtre tout seul ; je tombais au pied dâun arbre, je pleurais, jâappelais le bon Dieu, je lui disais des sottises ; jâaurais voulu ĂȘtre comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevĂ©, enfin. Et quand je pensais que dâautres, Ă ce moment-lĂ , Ă©taient avec leurs bonnes petites femmes Ă les tenir embrassĂ©es contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon bĂąton ; jâĂ©tais quasiment fou, que je ne mangeais plus ; 43
lâidĂ©e dâaller seulement au cafĂ© me dĂ©goĂ»tait, vous ne croiriez pas. Eh bien ! tout doucement, un jour chassant lâautre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un Ă©tĂ©, ça a coulĂ© brin Ă brin, miette Ă miette ; ça sâen est allĂ©, câest parti, câest descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait... un poids, lĂ , sur la poitrine ! Mais, puisque câest notre sort Ă tous, on ne doit pas non plus se laisser dĂ©pĂ©rir, et, parce que dâautres sont morts, vouloir mourir... Il faut vous secouer, monsieur Bovary ; ça se passera ! Venez nous voir ; ma fille pense Ă vous de temps Ă autre, savez-vous bien, et elle dit comme ça que vous lâoubliez. VoilĂ le printemps bientĂŽt ; nous vous ferons tirer un lapin dans la garenne, pour vous dissiper un peu.
Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux ; il retrouva tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, câest-Ă -dire. Les poiriers dĂ©jĂ Ă©taient en fleur, et le bonhomme Rouault, debout maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animĂ©e.
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