livres sur quelque lignes, vous ĂȘtes de ceux qui jugent avant tout la pensĂ©e, les moyens de mise en Ćuvre, et qui vous poserez cette question par laquelle jâai commencĂ© ma plaidoirie, et par laquelle je la finis : La lecture dâun tel livre donne-t-elle lâamour du vice, inspire-t-elle lâhorreur du vice ? Lâexpiation si terrible de la faute ne pousse-t-elle pas, nâexcite-t-elle pas Ă la vertu ? La lecture de ce livre ne peut pas produire sur vous une impression autre que celle quâelle a produite sur nous, Ă savoir : que ce livre est excellent dans son ensemble, et que les dĂ©tails en sont irrĂ©prochables. Toute la littĂ©rature classique nous autorisait Ă des peintures et Ă des scĂšnes bien autres que celles que nous nous sommes permises. Nous aurions pu, sous ce rapport, la prendre pour modĂšle, nous ne lâavons pas fait ; nous nous sommes imposĂ© une sobriĂ©tĂ© dont vous nous tiendrez compte. Que sâil Ă©tait possible que, par un mot ou par un autre, M. Flaubert eĂ»t dĂ©passĂ© la mesure quâil sâĂ©tait imposĂ©e, je 894
nâaurais pas seulement Ă vous rappeler que câest une premiĂšre Ćuvre, mais jâaurais Ă vous dire quâalors mĂȘme quâil se serait trompĂ©, son erreur serait sans dommage pour la morale publique. Et le faisant venir en police correctionnelle â lui, que vous connaissez maintenant un peu par son livre, lui que vous aimez dĂ©jĂ un peu, jâen suis sĂ»r, et que vous aimeriez davantage si vous le connaissiez davantage â il est bien assez, il est dĂ©jĂ trop cruellement puni. Ă vous maintenant de statuer. Vous avez jugĂ© le livre dans son ensemble et dans ses dĂ©tails ; il nâest pas possible que vous hĂ©sitiez !
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Jugement
Le tribunal a consacrĂ© une partie de lâaudience de la huitaine derniĂšre aux dĂ©bats dâune poursuite exercĂ©e contre MM. LĂ©on Laurent-Pichat et Auguste-Alexis Pillet, le premier gĂ©rant, le second imprimeur du recueil pĂ©riodique la Revue de Paris, et M. Gustave Flaubert, homme de lettres, tous trois prĂ©venus :
1° Laurent-Pichat, dâavoir, en 1856, en publiant dans les n° des 1er et 15 dĂ©cembre de la Revue de Paris des fragments dâun roman intitulĂ©
Madame Bovaryet, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, 272, 273, commis les dĂ©lits dâoutrage Ă la morale publique et religieuse et aux bonnes mĆurs ; 2° Pillet et Flaubert dâavoir, Pillet en imprimant pour quâils fussent publiĂ©s, Flaubert en Ă©crivant et remettant Ă Laurent-Pichat pour ĂȘtre publiĂ©s, les fragments du roman intitulĂ©Madame Bovary, sus-dĂ©signĂ©s, 896
aidĂ© et assistĂ©, avec connaissance, Laurent-Pichat dans les faits qui ont prĂ©parĂ©, facilitĂ© et consommĂ© les dĂ©lits sus-mentionnĂ©s, et de sâĂȘtre ainsi rendus complices de ces dĂ©lits prĂ©vus par les articles 1er et 8 de la loi du 17 mai 1819, et 59
et 60 du Code pénal.
M. Pinard, substitut, a soutenu la prévention.
Le tribunal, aprĂšs avoir entendu la dĂ©fense prĂ©sentĂ©e par Me SĂ©nard pour M. Flaubert, Me Desmarest pour M. Pichat et Me Faverie pour lâimprimeur, a remis Ă lâaudience de ce jour (7
février) le prononcé du jugement, qui a été rendu en ces termes :
« Attendu que Laurent-Pichat, Gustave
Flaubert et Pillet sont inculpĂ©s dâavoir commis les dĂ©lits dâoutrage Ă la morale publique et religieuse et aux bonnes mĆurs ; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil pĂ©riodique intitulĂ© la Revue de Paris, dont il est directeur gĂ©rant, et dans les numĂ©ros des 1er et 15
octobre, 1er et 15 novembre, 1er et 15 décembre 1856, un roman intitulé Madame Bovary,
Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, 897
lâun en fournissant le manuscrit, et lâautre en imprimant ledit roman ;
« Attendu que les passages particuliĂšrement signalĂ©s du roman dont il sâagit, lequel renferme prĂšs de 300 pages, sont contenus, aux termes de lâordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, dans les pages 73, 77 et 78 (n° du 1er dĂ©cembre), et 271, 272 et 273 (n° du 15
décembre 1856) ;
« Attendu que les passages incriminés, envisagés abstractivement et isolément présentent effectivement soit des expressions, soit des images, soit des tableaux que le bon goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de légitimes et honorables susceptibilités ;
« Attendu que les mĂȘmes observations peuvent sâappliquer justement Ă dâautres passages non dĂ©finis par lâordonnance de renvoi et qui, au premier abord, semblent prĂ©senter lâexposition de thĂ©ories qui ne seraient pas moins contraires aux bonnes mĆurs, aux institutions, qui sont la base de la sociĂ©tĂ©, quâau respect dĂ» aux cĂ©rĂ©monies les plus augustes du culte ;
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« Attendu quâĂ ces divers titres lâouvrage dĂ©fĂ©rĂ© au tribunal mĂ©rite un blĂąme sĂ©vĂšre, car la mission de la littĂ©rature doit ĂȘtre dâorner et de rĂ©crĂ©er lâesprit en Ă©levant lâintelligence et en Ă©purant les mĆurs plus encore que dâimprimer le dĂ©goĂ»t du vice en offrant le tableau des dĂ©sordres qui peuvent exister dans la sociĂ©tĂ© ;
« Attendu que les prĂ©venus, et en particulier Gustave Flaubert, repoussent Ă©nergiquement lâinculpation dirigĂ©e contre eux, en articulant que le roman soumis au jugement du tribunal a un but Ă©minemment moral ; que lâauteur a eu principalement en vue dâexposer les dangers qui rĂ©sultent dâune Ă©ducation non appropriĂ©e au milieu dans lequel on doit vivre, et que, poursuivant cette idĂ©e, il a montrĂ© la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers un monde et une sociĂ©tĂ© pour lesquels elle nâĂ©tait pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le sort lâaurait placĂ©e, oubliant dâabord ses devoirs de mĂšre, manquant ensuite Ă ses devoirs dâĂ©pouse, introduisant
successivement dans sa maison lâadultĂšre et la ruine, et finissant misĂ©rablement par le suicide, 899
aprĂšs avoir passĂ© par tous les degrĂ©s de la dĂ©gradation la plus complĂšte et ĂȘtre descendue jusquâau vol ;
« Attendu que cette donnĂ©e, morale sans doute dans son principe, aurait dĂ» ĂȘtre complĂ©tĂ©e dans ses dĂ©veloppements par une certaine sĂ©vĂ©ritĂ© de langage et par une rĂ©serve contenue, en ce qui touche particuliĂšrement lâexposition des tableaux et des situations que le plan de lâauteur lui faisait placer sous les yeux du public ;
« Attendu quâil nâest pas permis, sous prĂ©texte de peinture de caractĂšre ou de couleur locale, de reproduire dans leurs Ă©carts les faits, dits et gestes des personnages quâun Ă©crivain sâest donnĂ© mission de peindre ; quâun pareil systĂšme, appliquĂ© aux Ćuvres de lâesprit aussi bien quâaux productions des beaux-arts, conduirait Ă un rĂ©alisme qui serait la nĂ©gation du beau et du bon et qui, enfantant des Ćuvres Ă©galement offensantes pour les regards et pour lâesprit, commettrait de continuels outrages Ă la morale publique et aux bonnes mĆurs ;
« Attendu quâil y a des limites que la 900
littĂ©rature, mĂȘme la plus lĂ©gĂšre, ne doit pas dĂ©passer, et dont Gustave Flaubert et co-inculpĂ©s paraissent ne sâĂȘtre pas suffisamment rendu compte ;
« Mais attendu que lâouvrage dont Flaubert est lâauteur est une Ćuvre qui paraĂźt avoir Ă©tĂ© longuement et sĂ©rieusement travaillĂ©e, au point de vue littĂ©raire et de lâĂ©tude des caractĂšres que les passages relevĂ©s par lâordonnance de renvoi, quelque rĂ©prĂ©hensibles quâils soient, sont peu nombreux si on les compare Ă lâĂ©tendue de lâouvrage ; que ces passages, soit dans les idĂ©es quâils exposent, soit dans les situations quâils reprĂ©sentent, rentrent dans lâensemble des caractĂšres que lâauteur a voulu peindre, tout en les exagĂ©rant et en les imprĂ©gnant dâun rĂ©alisme vulgaire et souvent choquant ;
« Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mĆurs et tout ce qui se rattache Ă la morale religieuse ; quâil nâapparaĂźt pas que son livre ait Ă©tĂ©, comme certaines Ćuvres, Ă©crit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, Ă 901
lĂšsprit de licence et de dĂ©bauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent ĂȘtre entourĂ©es du respect de tous ;
« Quâil a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les rĂšgles que tout Ă©crivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et dâoublier que la littĂ©rature, comme lâart, pour accomplir le bien quâelle est appelĂ©e Ă produire, ne doit pas seulement ĂȘtre chaste et pure dans sa forme et dans son expression ;
« Dans ces circonstances, attendu quâil nâest pas suffisamment Ă©tabli que Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des dĂ©lits qui leur sont imputĂ©s ;
« Le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les renvoie sans dépens. »
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Cet ouvrage est le 715e publié dans la collection à tous les vents
par la BibliothÚque électronique du Québec.