viens dâindiquer ; quand il ne sâest laissĂ© aller Ă prendre la plume quâaprĂšs sâĂȘtre inspirĂ© des pensĂ©es de Bossuet et de Massillon, permettez-moi de vous demander sâil y a un mot pour vous exprimer ma surprise, ma douleur en voyant traduire cet homme en police correctionnelle â
pour quelques passages de son livre, et prĂ©cisĂ©ment pour les idĂ©es et les sentiments les plus vrais et les plus Ă©levĂ©s quâil ait pu rassembler ! VoilĂ ce que je vous prie de ne pas oublier relativement Ă lâinculpation dâoutrage Ă la morale religieuse. Et puis, si vous me le permettez, je mettrai en regard de tout ceci, sous vos yeux, ce que jâappelle, moi, des atteintes Ă la morale, câest-Ă -dire la satisfaction des sens sans amertume, sans ces larges gouttes de sueur glacĂ©e, qui tombent du front chez ceux qui sây livrent ; et je ne vous citerai pas des livres licencieux dans lesquels les auteurs ont cherchĂ© Ă exciter les sens, je vous citerai un livre â qui est donnĂ© en prix dans les collĂšges, mais je vous demanderai la permission de ne vous dire le nom de lâauteur quâaprĂšs que je vous en aurai lu un passage. Voici ce passage, je vous ferai passer le 855
volume ; câest un exemplaire qui a Ă©tĂ© donnĂ© en prix Ă un Ă©lĂšve de collĂšge : jâaime mieux vous remettre cet exemplaire que celui de M.
Flaubert :
« Le lendemain, je fus reconduit dans son appartement. LĂ je sentis tout ce qui peut porter Ă la voluptĂ©. On avait rĂ©pandu dans la chambre les parfums les plus agrĂ©ables. Elle Ă©tait sur un lit qui nâĂ©tait fermĂ© que par des guirlandes de fleurs ; elle y paraissait languissamment couchĂ©e. Elle me tendit la main, et me fit asseoir auprĂšs dâelle.
Tout, jusquâau voile qui lui couvrait le visage, avait de la grĂące. Je voyais la forme de son beau corps. Une simple toile qui se mouvait sur elle me faisait tout Ă tour perdre et trouver des beautĂ©s ravissantes. » Une simple toile, quand elle Ă©tait Ă©tendue sur un cadavre, vous a paru une image lascive ; ici elle est Ă©tendue sur la femme vivante. « Elle remarqua que mes yeux Ă©taient occupĂ©s, et quand elle les vit sâenflammer, la toile sembla sâouvrir dâelle-mĂȘme ; je vis tous les trĂ©sors dâune beautĂ© divine. Dans ce moment, elle me serra la main ; mes yeux errĂšrent partout. Il nây a, mâĂ©criai-je, que ma chĂšre Ardasire qui soit 856
aussi belle ; mais jâatteste les dieux que ma fidĂ©litĂ©... Elle se jeta Ă mon cou, et me serra dans ses bras. Tout dâun coup, la chambre sâobscurcit, son voile sâouvrit ; elle me donna un baiser. Je fus tout hors de moi ; une flamme subite coula dans mes veines et Ă©chauffa tous mes sens.
LâidĂ©e dâArdasire sâĂ©loigna de moi. Un reste de souvenir... mais il ne me paraissait quâun songe...
Jâallais... Jâallais la prĂ©fĂ©rer Ă elle-mĂȘme. DĂ©jĂ jâavais portĂ© mes mains sur son sein ; elles couraient rapidement partout ; lâamour ne se montrait que par sa fureur ; il se prĂ©cipitait Ă la victoire ; un moment de plus, et Ardasire ne pouvait pas se dĂ©fendre. »
Qui a Ă©crit cela ? Ce nâest pas mĂȘme lâauteur de la Nouvelle HĂ©loĂŻse, câest M. le prĂ©sident de Montesquieu ! Ici, pas une amertume, pas un dĂ©goĂ»t, tout est sacrifiĂ© Ă la beautĂ© littĂ©raire, et on donne cela en prix aux Ă©lĂšves de rhĂ©torique, sans doute pour leur servir de modĂšle dans les amplifications ou les descriptions quâon leur donne Ă faire. Montesquieu dĂ©crit dans les Lettres persanes une scĂšne qui ne peut pas mĂȘme ĂȘtre lue. Il sâagit dâune femme que cet auteur 857
place entre deux hommes qui se la disputent.
Cette femme ainsi placĂ©e entre deux hommes fait des rĂȘves â qui lui paraissent fort agrĂ©ables.
En sommes-nous lĂ , monsieur lâavocat impĂ©rial ! Faudra-t-il encore vous citer Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions et ailleurs ! Non, je dirai seulement au tribunal que si, Ă propos de sa description de la voiture dans la Double mĂ©prise, M. MĂ©rimĂ©e Ă©tait poursuivi, il serait immĂ©diatement acquittĂ©. On ne verrait dans son livre quâune Ćuvre dâart, de grandes beautĂ©s littĂ©raires. On ne le condamnerait pas plus quâon ne condamne les peintres ou les statuaires qui ne se contentent pas de traduire toute la beautĂ© du corps, mais toutes les ardeurs, toutes les passions.
Je nâen suis pas lĂ ; je vous demande de reconnaĂźtre que M. Flaubert nâa pas chargĂ© ses images, et quâil nâa fait quâune chose : toucher de la main la plus ferme la scĂšne de la dĂ©gradation.
Ă chaque ligne de son livre il fait ressortir la dĂ©sillusion, et, au lieu de terminer par quelque chose de gracieux, il sâattache Ă nous montrer cette femme arrivant, aprĂšs le mĂ©pris, lâabandon, 858
la ruine de sa maison, Ă la mort la plus Ă©pouvantable. En un mot, je ne puis que rĂ©pĂ©ter ce que jâai dit en commençant la plaidoirie, que M. Flaubert est lâauteur dâun bon livre, dâun livre qui est lâexcitation Ă la vertu par lâhorreur du vice.
Jâai maintenant Ă examiner lâoutrage Ă la religion. Lâoutrage Ă la religion commis par M.
Flaubert ! Et en quoi, sâil vous plaĂźt ? M. lâavocat impĂ©rial a cru voir en lui un sceptique. Je puis rĂ©pondre Ă M. lâavocat impĂ©rial quâil se trompe.
Je nâai pas ici de profession de foi Ă faire, je nâai que le livre Ă dĂ©fendre, câest ce qui fait que je me borne Ă ce simple mot. Mais, quant au livre, je dĂ©fie M. lâavocat impĂ©rial dây trouver quoi que ce soit qui ressemble Ă un outrage Ă la religion.
Vous avez vu comment la religion a Ă©tĂ© introduite dans lâĂ©ducation dâEmma, et comment cette religion, faussĂ©e de mille maniĂšres, ne pouvait pas retenir Emma sur la pente qui lâentraĂźnait.
Voulez-vous savoir en quelle langue M. Flaubert parle de la religion ? Ăcoutez quelques lignes que je prends dans la premiĂšre livraison, pages 231, 859
232 et 2331.
« Un soir que la fenĂȘtre Ă©tait ouverte, et quâassise au bord elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout Ă coup sonner lâ AngĂ©lus.
« On Ă©tait au commencement dâavril, quand les primevĂšres sont Ă©closes ; un vent tiĂšde se roule sur les plates-bandes labourĂ©es, et les jardins comme des femmes semblent faire leur toilette pour les fĂȘtes de lâĂ©tĂ©. Par les barreaux de la tonnelle et au delĂ , tout autour, on voyait la riviĂšre dans la prairie, oĂč elle dessinait sur lâherbe des sinuositĂ©s vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours dâune teinte violette, plus pĂąle et transparente quâune gaze subtile arrĂȘtĂ©e sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on nâentendait ni leurs pas, ni les mugissements, et la cloche sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique.
« à ce tintement répété, la pensée de la jeune 1 Pages 184 et 185.
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femme sâĂ©garait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers qui dĂ©passaient de lâautel, les vases pleins de fleurs et le tabernacle Ă colonnettes.
Elle aurait voulu comme autrefois ĂȘtre encore confondue dans la longue ligne de voiles blancs que marquaient de noir, çà et lĂ , les capuchons raides des bonnes sĆurs inclinĂ©es sur leur prie-Dieu. »
VoilĂ la langue dans laquelle le sentiment religieux est exprimĂ© ; et Ă entendre M. lâavocat impĂ©rial, le scepticisme rĂšgne dâun bout Ă lâautre dans le livre de M. Flaubert. OĂč donc, je vous prie, trouvez-vous lĂ du scepticisme ?
M. lâavocat impĂ©rial. â Je nâai pas dit quâil y en eĂ»t lĂ -dedans.
Me SĂ©nard. â Sâil nây en a pas lĂ -dedans, oĂč donc y en a-t-il ? Dans vos dĂ©coupures, Ă©videmment. Mais voici lâouvrage tout entier, que le tribunal le juge, et il verra que le sentiment religieux y est si fortement empreint, que lâaccusation de scepticisme est une vraie calomnie. Et maintenant, monsieur lâavocat 861
impĂ©rial me permettra-t-il de lui dire que ce nâĂ©tait pas la peine dâaccuser lâauteur de scepticisme avec tant de fracas ? Poursuivons :
« Le dimanche Ă la messe, quand elle relevait sa tĂȘte, elle apercevait le doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuĂątres de lâencens qui montait. Alors un attendrissement la saisit, elle se sentit molle et tout abandonnĂ©e, comme un duvet dâoiseau qui tournoie dans la tempĂȘte, et ce fut sans en avoir conscience quâelle sâachemina vers lâĂ©glise, disposĂ©e Ă nâimporte quelle dĂ©votion, pourvu quâelle y absorbĂąt son Ăąme et que lâexistence entiĂšre y disparut. »
Ceci, messieurs, est le premier appel Ă la religion, pour retenir Emma sur la pente des passions. Elle est tombĂ©e, la pauvre femme, puis repoussĂ©e du pied par lâhomme auquel elle sâest abandonnĂ©e. Elle est presque morte, elle se relĂšve, elle se ranime ; et vous allez voir maintenant ce qui est Ă©crit (numĂ©ro du 15
novembre 1856, p. 5481) :
« Un jour quâau plus fort de sa maladie elle 1 Pages 355 et 356.
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sâĂ©tait crue agonisante, elle avait demandĂ© la communion ; et Ă mesure que lâon faisait dans sa chambre les prĂ©paratifs pour le sacrement, que lâon disposait en autel la commode encombrĂ©e de sirops, et que FĂ©licitĂ© semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort pesant sur elle, qui la dĂ©barrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment.
Sa chair allĂ©gĂ©e ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son ĂȘtre, montant vers Dieu... (Vous voyez dans quelle langue M.
Flaubert parle des choses religieuses.) « Il lui sembla que son ĂȘtre, montant vers Dieu, allait sâanĂ©antir dans cet amour, comme un encens allumĂ© qui se dissipe en vapeur. On aspergea dâeau bĂ©nite les draps du lit ; le prĂȘtre retira du saint ciboire la blanche hostie : et ce fut en dĂ©faillant dâune joie cĂ©leste quâelle avança les lĂšvres pour accepter le corps du Sauveur qui se prĂ©sentait. »