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dont il Ă©tait le centre peu Ă  peu s’élargit autour de lui, et cette aurĂ©ole qu’il avait, s’écartant de sa figure, s’étala plus au loin, pour illuminer d’autres rĂȘves.

Paris, plus vague que l’OcĂ©an, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphĂšre vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en ce tumulte y Ă©tait cependant divisĂ©e par parties, classĂ©e en tableaux distincts. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les autres, et reprĂ©sentaient Ă  eux seuls l’humanitĂ© complĂšte. Le monde des

ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissĂ©s de miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis de velours Ă  crĂ©pines d’or. Il y avait lĂ  des robes Ă  queue, de grands mystĂšres, des angoisses dissimulĂ©es sous des sourires. Venait ensuite la sociĂ©tĂ© des duchesses ; on y Ă©tait pĂąle ; on se levait Ă  quatre heures ; les femmes, pauvres anges ! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacitĂ©s mĂ©connues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer Ă  Bade la saison d’étĂ©, et, 122

vers la quarantaine enfin, Ă©pousaient des hĂ©ritiĂšres. Dans les cabinets de restaurant oĂč l’on soupe aprĂšs minuit riait, Ă  la clartĂ© des bougies, la foule bigarrĂ©e des gens de lettres et des actrices.

Ils Ă©taient, ceux-lĂ , prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idĂ©ales et de dĂ©lires fantastiques. C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il Ă©tait perdu, sans place prĂ©cise, et comme n’existant pas. Plus les choses, d’ailleurs, Ă©taient voisines, plus sa pensĂ©e s’en dĂ©tournait. Tout ce qui l’entourait immĂ©diatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbĂ©ciles, mĂ©diocritĂ© de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier oĂč elle se trouvait prise, tandis qu’au delĂ  s’étendait Ă  perte de vue l’immense pays des fĂ©licitĂ©s et des passions. Elle confondait, dans son dĂ©sir, les sensualitĂ©s du luxe avec les joies du cƓur, l’élĂ©gance des habitudes et les dĂ©licatesses du sentiment. Ne fallait-il pas Ă  l’amour, comme aux plantes indiennes, des terrains prĂ©parĂ©s, une tempĂ©rature particuliĂšre ?

Les soupirs au clair de lune, les longues Ă©treintes, 123

les larmes qui coulent sur les mains qu’on abandonne, toutes les fiĂšvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se sĂ©paraient donc pas du balcon des grands chĂąteaux qui sont pleins de loisirs, d’un boudoir Ă  stores de soie avec un tapis bien Ă©pais, des jardiniĂšres remplies, un lit montĂ© sur une estrade, ni du scintillement des pierres prĂ©cieuses et des aiguillettes de la livrĂ©e.

Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser la jument, traversait le corridor avec ses gros sabots ; sa blouse avait des trous, ses pieds Ă©taient nus dans des chaussons. C’était lĂ  le groom en culotte courte dont il fallait se contenter ! Quand son ouvrage Ă©tait fini, il ne revenait plus de la journĂ©e ; car Charles, en rentrant, mettait lui-mĂȘme son cheval Ă  l’écurie, retirait la selle et passait le licou, pendant que la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme elle le pouvait, dans la mangeoire.

Pour remplacer Nastasie (qui enfin partit de Tostes, en versant des ruisseaux de larmes), Emma prit Ă  son service une jeune fille de quatorze ans, orpheline et de physionomie douce.

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Elle lui interdit les bonnets de coton, lui apprit qu’il fallait vous parler Ă  la troisiĂšme personne, apporter un verre d’eau dans une assiette, frapper aux portes avant d’entrer, et Ă  repasser, Ă  empeser, Ă  l’habiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonne obĂ©issait sans murmure pour n’ĂȘtre point renvoyĂ©e ; et, comme Madame, d’habitude, laissait la clef au buffet, FĂ©licitĂ©, chaque soir, prenait une petite provision de sucre qu’elle mangeait toute seule, dans son lit, aprĂšs avoir fait sa priĂšre.

L’aprùs-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les postillons. Madame se tenait en haut, dans son appartement.

Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les revers Ă  chĂąle du corsage, une chemisette plissĂ©e avec trois boutons d’or. Sa ceinture Ă©tait une cordeliĂšre Ă  gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui s’étalait sur le cou-de-pied. Elle s’était achetĂ© un buvard, une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiqu’elle n’eĂ»t personne Ă  qui 125

Ă©crire ; elle Ă©poussetait son Ă©tagĂšre, se regardait dans la glace, prenait un livre, puis, rĂȘvant entre les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner vivre Ă  son couvent. Elle souhaitait Ă  la fois mourir et habiter Paris.

Charles Ă  la neige, Ă  la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiĂšde des saignĂ©es, Ă©coutait des rĂąles, examinait des cuvettes, retroussait bien du linge sale ; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, Ă  ne savoir mĂȘme d’oĂč venait cette odeur, ou si ce n’était pas sa peau qui parfumait sa chemise.

Elle le charmait par quantitĂ© de dĂ©licatesses : c’était tantĂŽt une maniĂšre nouvelle de façonner pour les bougies des bobĂšches de papier, un volant qu’elle changeait Ă  sa robe, ou le nom extraordinaire d’un mets bien simple, et que la bonne avait manquĂ©, mais que Charles, jusqu’au 126

bout, avalait avec plaisir. Elle vit Ă  Rouen des dames qui portaient Ă  leur montre un paquet de breloques ; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sa cheminĂ©e deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps aprĂšs, un nĂ©cessaire d’ivoire, avec un dĂ© de vermeil. Moins Charles comprenait ces Ă©lĂ©gances, plus il en subissait la sĂ©duction.

Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et Ă  la douceur de son foyer. C’était comme une poussiĂšre d’or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie.

Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa rĂ©putation Ă©tait Ă©tablie tout Ă  fait. Les campagnards le chĂ©rissaient parce qu’il n’était pas fier. Il caressait les enfants, n’entrait jamais au cabaret, et, d’ailleurs, inspirait de la confiance par sa moralitĂ©. Il rĂ©ussissait particuliĂšrement dans les catarrhes et maladies de poitrine.

Craignant beaucoup de tuer son monde, Charles, en effet, n’ordonnait guĂšre que des potions calmantes, de temps Ă  autre de l’émĂ©tique, un bain de pieds ou des sangsues. Ce n’est pas que la chirurgie lui fĂźt peur ; il vous saignait les gens largement, comme des chevaux, et il avait pour 127

l’extraction des dents une poigne d’enfer.

Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement Ă  la Ruche mĂ©dicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait un peu aprĂšs son dĂźner ; mais la chaleur de l’appartement, jointe Ă  la digestion, faisait qu’au bout de cinq minutes il s’endormait ; et il restait lĂ , le menton sur ses deux mains, et les cheveux Ă©talĂ©s comme une criniĂšre jusqu’au pied de la lampe. Emma le regardait en haussant les Ă©paules. Que n’avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes d’ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin, Ă  soixante ans, quand vient l’ñge des rhumatismes, une brochette de croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui Ă©tait le sien, fĂ»t illustre, le voir Ă©talĂ© chez les libraires, rĂ©pĂ©tĂ© dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles n’avait point d’ambition ! Un mĂ©decin d’Yvetot, avec qui derniĂšrement il s’était trouvĂ© en consultation, l’avait humiliĂ© quelque peu, au lit mĂȘme du malade, devant les parents assemblĂ©s. Quand Charles lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma 128

s’emporta bien haut contre le confrùre. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme.

Mais elle Ă©tait exaspĂ©rĂ©e de honte, elle avait envie de le battre, elle alla dans le corridor ouvrir la fenĂȘtre et huma l’air frais pour se calmer.

« Quel pauvre homme ! quel pauvre homme ! »

disait-elle tout bas, en se mordant les lĂšvres.

Elle se sentait, d’ailleurs, plus irritĂ©e de lui. Il prenait, avec l’ñge, des allures Ă©paisses ; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides ; il se passait, aprĂšs manger, la langue sur les dents ; il faisait, en avalant sa soupe, un gloussement Ă  chaque gorgĂ©e, et, comme il commençait d’engraisser, ses yeux, dĂ©jĂ  petits, semblaient remontĂ©s vers les tempes par la bouffissure de ses pommettes.

Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait Ă  l’écart les gants dĂ©teints qu’il se disposait Ă  passer ; et ce n’était pas, comme il croyait, pour lui ; c’était pour elle-mĂȘme, par expansion d’égoĂŻsme, agacement nerveux.

Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses 129

qu’elle avait lues, comme d’un passage de roman, d’une piĂšce nouvelle, ou de l’anecdote du grand monde que l’on racontait dans le feuilleton ; car, enfin, Charles Ă©tait quelqu’un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prĂȘte.

Elle faisait bien des confidences Ă  sa levrette !

Elle en eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de la pendule.

Au fond de son Ăąme, cependant, elle attendait un Ă©vĂ©nement. Comme les matelots en dĂ©tresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux dĂ©sespĂ©rĂ©s, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l’horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu’à elle, vers quel rivage il la mĂšnerait, s’il Ă©tait chaloupe ou vaisseau Ă  trois ponts, chargĂ© d’angoisses ou plein de fĂ©licitĂ©s jusqu’aux sabords. Mais, chaque matin, Ă  son rĂ©veil, elle l’espĂ©rait pour la journĂ©e, et elle Ă©coutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il ne vĂźnt pas ; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, dĂ©sirait ĂȘtre au lendemain.

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Le printemps reparut. Elle eut des Ă©touffements aux premiĂšres chaleurs, quand les poiriers fleurirent.

DĂšs le commencement de juillet, elle compta

sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d’octobre, pensant que le marquis d’Andervilliers, peut-ĂȘtre, donnerait encore un bal Ă  la Vaubyessard. Mais tout septembre s’écoula sans lettres ni visites.

AprĂšs l’ennui de cette dĂ©ception, son cƓur de nouveau resta vide, et alors la sĂ©rie des mĂȘmes journĂ©es recommença.

Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi Ă  la file, toujours pareilles, innombrables, et n’apportant rien ! Les autres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins la chance d’un Ă©vĂ©nement. Une aventure amenait parfois des pĂ©ripĂ©ties Ă  l’infini, et le dĂ©cor changeait. Mais, pour elle, rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu !

L’avenir Ă©tait un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermĂ©e.

Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer ?

qui l’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, 131

en robe de velours Ă  manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts lĂ©gers les touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer Ă  Ă©tudier. Elle laissa dans l’armoire ses cartons Ă  dessin et la tapisserie. À quoi bon ? Ă  quoi bon ?

La couture l’irritait. « J’ai tout lu », se disait-elle.

Et elle restait Ă  faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber.

Comme elle Ă©tait triste le dimanche, quand on sonnait les vĂȘpres ! Elle Ă©coutait, dans un hĂ©bĂ©tement attentif, tinter un Ă  un les coups fĂȘlĂ©s de la cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos aux rayons pĂąles du soleil. Le vent, sur la grande route, soufflait des traĂźnĂ©es de poussiĂšre. Au loin, parfois, un chien hurlait : et la cloche, Ă  temps Ă©gaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la campagne.

Cependant on sortait de l’église. Les femmes en sabots cirĂ©s, les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu-tĂȘte devant eux, 132

tout rentrait chez soi. Et, jusqu’à la nuit, cinq ou six hommes, toujours les mĂȘmes, restaient Ă  jouer au bouchon, devant la grande porte de l’auberge.

L’hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, Ă©taient chargĂ©s de givre, et la lumiĂšre, blanchĂątre Ă  travers eux, comme par des verres dĂ©polis, quelquefois ne variait pas de la journĂ©e. DĂšs quatre heures du soir, il fallait allumer la lampe.

Les jours qu’il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosĂ©e avait laissĂ© sur les choux des guipures d’argent avec de longs fils clairs qui s’étendaient de l’un Ă  l’autre. On n’entendait pas d’oiseaux, tout semblait dormir, l’espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, oĂč l’on voyait, en s’approchant, se traĂźner des cloportes Ă  pattes nombreuses. Dans les sapinettes, prĂšs de la haie, le curĂ© en tricorne qui lisait son brĂ©viaire avait perdu le pied droit et mĂȘme le plĂątre, s’écaillant Ă  la gelĂ©e, avait fait des gales blanches sur sa figure.

Are sens