LĂ©on Dupuis (câĂ©tait lui, le second habituĂ© du Lion dâor) reculait lâinstant de son repas, espĂ©rant quâil viendrait quelque voyageur Ă lâauberge avec qui causer dans la soirĂ©e. Les jours que sa besogne Ă©tait finie, il lui fallait bien, faute de savoir que faire, arriver Ă lâheure exacte, et subir depuis la soupe jusquâau fromage le tĂȘte-Ă -tĂȘte de Binet. Ce fut donc avec joie quâil accepta la proposition de lâhĂŽtesse de dĂźner en la compagnie des nouveaux venus, et lâon passa dans la grande salle, oĂč madame Lefrançois, par pompe, avait fait dresser les quatre couverts.
Homais demanda la permission de garder son
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bonnet grec, de peur des coryzas.
Puis, se tournant vers sa voisine :
â Madame, sans doute, est un peu lasse ? on
est si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle !
â Il est vrai, rĂ©pondit Emma ; mais le dĂ©rangement mâamuse toujours ; jâaime Ă changer de place.
â Câest une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre clouĂ© aux mĂȘmes endroits !
â Si vous Ă©tiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligĂ© dâĂȘtre Ă cheval...
â Mais, reprit LĂ©on sâadressant Ă madame Bovary, rien nâest plus agrĂ©able, il me semble ; quand on le peut, ajouta-t-il.
â Du reste, disait lâapothicaire, lâexercice de la mĂ©decine nâest pas fort pĂ©nible en nos contrĂ©es ; car lâĂ©tat de nos routes permet lâusage du cabriolet, et, gĂ©nĂ©ralement, lâon paye assez bien, les cultivateurs Ă©tant aisĂ©s. Nous avons, sous le rapport mĂ©dical, Ă part les cas ordinaires dâentĂ©rite, bronchite, affections bilieuses, etc., de 165
temps Ă autre quelques fiĂšvres intermittentes Ă la moisson, mais, en somme, peu de choses graves, rien de spĂ©cial Ă noter, si ce nâest beaucoup dâhumeurs froides, et qui tiennent sans doute aux dĂ©plorables conditions hygiĂ©niques de nos logements de paysan. Ah ! vous trouverez bien des prĂ©jugĂ©s Ă combattre, monsieur Bovary ; bien des entĂȘtements de la routine, oĂč se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science ; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curĂ©, plutĂŽt que de venir naturellement chez le mĂ©decin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, nâest point, Ă vrai dire, mauvais, et mĂȘme nous comptons dans la commune quelques nonagĂ©naires. Le thermomĂštre (jâen ai fait les observations) descend en hiver jusquâĂ quatre degrĂ©s, et, dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre RĂ©aumur au maximum, ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage ! â et, en effet, nous sommes abritĂ©s des vents du nord par la forĂȘt dâArgueil dâune part, des vents dâouest par la cĂŽte Saint-166
Jean de lâautre ; et cette chaleur, cependant, qui Ă cause de la vapeur dâeau dĂ©gagĂ©e par la riviĂšre et la prĂ©sence considĂ©rable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup dâammoniaque, câest-Ă -dire azote, hydrogĂšne et oxygĂšne (non, azote et hydrogĂšne seulement), et qui, pompant Ă elle lâhumus de la terre, confondant toutes ces Ă©manations diffĂ©rentes, les rĂ©unissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-mĂȘme avec lâĂ©lectricitĂ© rĂ©pandue dans lâatmosphĂšre, lorsquâil y en a, pourrait Ă la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres ; â
cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempĂ©rĂ©e du cĂŽtĂ© oĂč elle vient, ou plutĂŽt dâoĂč elle viendrait, câest-Ă -dire du cĂŽtĂ© sud, par les vents de sud-est, lesquels, sâĂ©tant rafraĂźchis dâeux-mĂȘmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois tout dâun coup, comme des brises de Russie !
â Avez-vous du moins quelques promenades
dans les environs ? continuait madame Bovary parlant au jeune homme.
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â Oh ! fort peu, rĂ©pondit-il. Il y a un endroit que lâon nomme la PĂąture, sur le haut de la cĂŽte, Ă la lisiĂšre de la forĂȘt. Quelquefois, le dimanche, je vais lĂ , et jây reste avec un livre, Ă regarder le soleil couchant.
â Je ne trouve rien dâadmirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.
â Oh ! jâadore la mer, dit M. LĂ©on.
â Et puis ne vous semble-t-il pas, rĂ©pliqua madame Bovary, que lâesprit vogue plus librement sur cette Ă©tendue sans limites, dont la contemplation vous Ă©lĂšve lâĂąme et donne des idĂ©es dâinfini, dâidĂ©al ?
â Il en est de mĂȘme des paysages de montagnes, reprit LĂ©on. Jâai un cousin qui a voyagĂ© en Suisse lâannĂ©e derniĂšre, et qui me disait quâon ne peut se figurer la poĂ©sie des lacs, le charme des cascades, lâeffet gigantesque des glaciers. On voit des pins dâune grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des prĂ©cipices, et, Ă mille pieds sous vous, des vallĂ©es entiĂšres, quand les nuages 168
sâentrâouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer Ă la priĂšre, Ă lâextase !
Aussi je ne mâĂ©tonne plus de ce musicien cĂ©lĂšbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume dâaller jouer du piano devant quelque site imposant.
â Vous faites de la musique ? demanda-t-elle.
â Non, mais je lâaime beaucoup, rĂ©pondit-il.
â Ah ! ne lâĂ©coutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette, câest modestie pure. Comment, mon cher ! Eh ! lâautre jour, dans votre chambre, vous chantiez lâAnge gardien Ă ravir. Je vous entendais du laboratoire ; vous dĂ©tachiez cela comme un acteur.
LĂ©on, en effet, logeait chez le pharmacien, oĂč il avait une petite piĂšce au second Ă©tage, sur la place. Il rougit Ă ce compliment de son propriĂ©taire, qui dĂ©jĂ sâĂ©tait tournĂ© vers le mĂ©decin et lui Ă©numĂ©rait les uns aprĂšs les autres les principaux habitants dâYonville. Il racontait des anecdotes, donnait des renseignements ; on ne savait pas au juste la fortune du notaire, et il y 169
avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup dâembarras.
Emma reprit :
â Et quelle musique prĂ©fĂ©rez-vous ?
â Oh ! la musique allemande, celle qui porte Ă rĂȘver.
â Connaissez-vous les Italiens ?
â Pas encore ; mais je les verrai lâannĂ©e prochaine, quand jâirai habiter Paris, pour finir mon droit.
â Câest comme jâavais lâhonneur, dit le pharmacien, de lâexprimer Ă M. votre Ă©poux, Ă propos de ce pauvre Yanoda qui sâest enfui ; vous vous trouverez, grĂące aux folies quâil a faites, jouir dâune des maisons les plus confortables dâYonville. Ce quâelle a principalement de commode pour un mĂ©decin, câest une porte sur lâ AllĂ©e, qui permet dâentrer et de sortir sans ĂȘtre vu. Dâailleurs, elle est fournie de tout ce qui est agrĂ©able Ă un mĂ©nage : buanderie, cuisine avec office, salon de famille, fruitier, etc. CâĂ©tait un gaillard qui nây regardait pas ! Il sâĂ©tait fait 170
construire, au bout du jardin, Ă cĂŽtĂ© de lâeau, une tonnelle tout exprĂšs pour boire de la biĂšre en Ă©tĂ©, et si Madame aime le jardinage, elle pourra...
â Ma femme ne sâen occupe guĂšre, dit Charles ; elle aime mieux, quoiquâon lui recommande lâexercice, toujours rester dans sa chambre, Ă lire.
â Câest comme moi, rĂ©pliqua LĂ©on ; quelle meilleure chose, en effet, que dâĂȘtre le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brĂ»le ?...
â Nâest-ce pas ? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout ouverts.