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– On ne songe Ă  rien, continuait-il, les heures passent. On se promĂšne immobile dans des pays que l’on croit voir, et votre pensĂ©e, s’enlaçant Ă  la fiction, se joue dans les dĂ©tails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mĂȘle aux personnages ; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurs costumes.

– C’est vrai ! c’est vrai ! disait-elle.

– Vous est-il arrivĂ© parfois, reprit LĂ©on, de 171

rencontrer dans un livre une idĂ©e vague que l’on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l’exposition entiĂšre de votre sentiment le plus dĂ©liĂ© ?

– J’ai Ă©prouvĂ© cela, rĂ©pondit-elle.

– C’est pourquoi, dit-il, j’aime surtout les poùtes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et qu’ils font bien mieux pleurer.

– Cependant ils fatiguent Ă  la longue, reprit Emma ; et maintenant, au contraire, j’adore les histoires qui se suivent tout d’une haleine, oĂč l’on a peur. Je dĂ©teste les hĂ©ros communs et les sentiments tempĂ©rĂ©s, comme il y en a dans la nature.

– En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le cƓur, s’écartent, il me semble, du vrai but de l’Art. Il est si doux, parmi les dĂ©senchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idĂ©e sur de nobles caractĂšres, des affections pures et des tableaux de bonheur.

Quant à moi, vivant ici, loin du monde, c’est ma seule distraction ; mais Yonville offre si peu de ressources !

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– Comme Tostes, sans doute, reprit Emma ; aussi j’étais toujours abonnĂ©e Ă  un cabinet de lecture.

– Si Madame veut me faire l’honneur d’en user, dit le pharmacien, qui venait d’entendre ces derniers mots, j’ai moi-mĂȘme Ă  sa disposition une bibliothĂšque composĂ©e des meilleurs auteurs : Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, l’Écho des feuilletons, etc., et je reçois, de plus, diffĂ©rentes feuilles pĂ©riodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayant l’avantage d’en ĂȘtre le correspondant pour les circonscriptions de Buchy, Forges, NeufchĂątel, Yonville et les alentours.

Depuis deux heures et demie, on Ă©tait Ă  table ; car la servante ArtĂ©mise, traĂźnant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisiĂšre, apportait les assiettes les unes aprĂšs les autres, oubliait tout, n’entendait Ă  rien et sans cesse laissait entrebĂąillĂ©e la porte du billard, qui battait contre le mur, du bout de sa clanche.

Sans qu’il s’en aperçût, tout en causant, LĂ©on avait posĂ© son pied sur un des barreaux de la 173

chaise oĂč madame Bovary Ă©tait assise. Elle portait une petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme une fraise un col de batiste tuyautĂ© ; et, selon les mouvements de tĂȘte qu’elle faisait, le bas de son visage s’enfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. C’est ainsi, l’un prĂšs de l’autre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, qu’ils entrĂšrent dans une de ces vagues conversations oĂč le hasard des phrases vous ramĂšne toujours au centre fixe d’une sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde qu’ils ne connaissaient pas, Tostes oĂč elle avait vĂ©cu, Yonville oĂč ils Ă©taient, ils examinĂšrent tout, parlĂšrent de tout jusqu’à la fin du dĂźner.

Quand le cafĂ© fut servi, FĂ©licitĂ© s’en alla prĂ©parer la chambre dans la nouvelle maison, et les convives bientĂŽt levĂšrent le siĂšge. Madame Lefrançois dormait auprĂšs des cendres, tandis que le garçon d’écurie, une lanterne Ă  la main, attendait M. et madame Bovary pour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge Ă©tait entremĂȘlĂ©e de brins de paille, et il boitait de la jambe gauche.

Lorsqu’il eut pris de son autre main le parapluie 174

de M. le curĂ©, l’on se mit en marche.

Le bourg Ă©tait endormi. Les piliers des halles allongeaient de grandes ombres. La terre Ă©tait toute grise, comme par une nuit d’étĂ©.

Mais, la maison du mĂ©decin se trouvant Ă  cinquante pas de l’auberge, il fallut presque aussitĂŽt se souhaiter le bonsoir, et la compagnie se dispersa.

Emma, dĂšs le vestibule, sentit tomber sur ses Ă©paules, comme un linge humide, le froid du plĂątre. Les murs Ă©taient neufs, et les marches de bois craquĂšrent. Dans la chambre, au premier, un jour blanchĂątre passait par les fenĂȘtres sans rideaux. On entrevoyait des cimes d’arbres, et plus loin la prairie, Ă  demi noyĂ©e dans le brouillard, qui fumait au clair de la lune, selon le cours de la riviĂšre. Au milieu de l’appartement, pĂȘle-mĂȘle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bĂątons dorĂ©s avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, les deux hommes qui avaient apportĂ© les meubles ayant tout laissĂ© lĂ , nĂ©gligemment.

C’était la quatriĂšme fois qu’elle couchait dans 175

un endroit inconnu. La premiĂšre avait Ă©tĂ© le jour de son entrĂ©e au couvent, la seconde celle de son arrivĂ©e Ă  Tostes, la troisiĂšme Ă  la Vaubyessard, la quatriĂšme Ă©tait celle-ci ; et chacune s’était trouvĂ©e faire dans sa vie comme l’inauguration d’une phase nouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se reprĂ©senter les mĂȘmes Ă  des places diffĂ©rentes, et, puisque la portion vĂ©cue avait Ă©tĂ© mauvaise, sans doute ce qui restait Ă  consommer serait meilleur.

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III

Le lendemain, Ă  son rĂ©veil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle Ă©tait en peignoir. Il leva la tĂȘte et la salua. Elle fit une inclination rapide et referma la fenĂȘtre.

LĂ©on attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivĂ©es ; mais, en entrant Ă  l’auberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablĂ©.

Ce dĂźner de la veille Ă©tait pour lui un Ă©vĂ©nement considĂ©rable ; jamais, jusqu’alors, il n’avait causĂ© pendant deux heures de suite avec une dame. Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantitĂ© de choses qu’il n’aurait pas si bien dites auparavant ? Il Ă©tait timide d’habitude et gardait cette rĂ©serve qui participe Ă  la fois de la pudeur et de la dissimulation. On trouvait Ă  Yonville qu’il avait des maniĂšres comme il faut. Il Ă©coutait raisonner 177

les gens mĂ»rs, et ne paraissait point exaltĂ© en politique, chose remarquable pour un jeune homme. Puis il possĂ©dait des talents, il peignait Ă  l’aquarelle, savait lire la clef de sol, et s’occupait volontiers de littĂ©rature aprĂšs son dĂźner, quand il ne jouait pas aux cartes. M. Homais le considĂ©rait pour son instruction ; madame Homais l’affectionnait pour sa complaisance, car souvent il accompagnait au jardin les petits Homais, marmots toujours barbouillĂ©s, fort mal Ă©levĂ©s et quelque peu lymphatiques, comme leur mĂšre. Ils avaient pour les soigner, outre la bonne, Justin, l’élĂšve en pharmacie, un arriĂšre-cousin de M.

Homais que l’on avait pris dans la maison par charitĂ©, et qui servait en mĂȘme temps de domestique.

L’apothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseigna madame Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidre tout exprĂšs, goĂ»ta la boisson lui-mĂȘme, et veilla dans la cave Ă  ce que la futaille fĂ»t bien placĂ©e ; il indiqua encore la façon de s’y prendre pour avoir une provision de beurre Ă  bon marchĂ©, et conclut un arrangement avec Lestiboudois, le sacristain, 178

qui, outre ses fonctions sacerdotales et mortuaires, soignait les principaux jardins d’Yonville Ă  l’heure ou Ă  l’annĂ©e, selon le goĂ»t des personnes.

Le besoin de s’occuper d’autrui ne poussait pas seul le pharmacien Ă  tant de cordialitĂ© obsĂ©quieuse, et il y avait lĂ -dessous un plan.

Il avait enfreint la loi du 19 ventĂŽse an XI, article Ier, qui dĂ©fend Ă  tout individu non porteur de diplĂŽme l’exercice de la mĂ©decine ; si bien que, sur des dĂ©nonciations tĂ©nĂ©breuses, Homais avait Ă©tĂ© mandĂ© Ă  Rouen, prĂšs M. le procureur du roi, en son cabinet particulier. Le magistrat l’avait reçu debout, dans sa robe, hermine Ă  l’épaule et toque en tĂȘte. C’était le matin, avant l’audience. On entendait dans le corridor passer les fortes bottes des gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures qui se fermaient.

Les oreilles du pharmacien lui tintĂšrent Ă  croire qu’il allait tomber d’un coup de sang ; il entrevit des culs de basse-fosse, sa famille en pleurs, la pharmacie vendue, tous les bocaux dissĂ©minĂ©s ; et il fut obligĂ© d’entrer dans un cafĂ© prendre un 179

verre de rhum avec de l’eau de Seltz, pour se remettre les esprits.

Cependant le souvenir de cette admonestation s’affaiblit, et il continuait, comme autrefois, Ă  donner des consultations anodines dans son arriĂšre-boutique. Mais le maire lui en voulait, des confrĂšres Ă©taient jaloux, il fallait tout craindre ; en s’attachant M. Bovary par des politesses, c’était gagner sa gratitude et empĂȘcher qu’il ne parlĂąt plus tard, s’il s’apercevait de quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais lui apportait le journal, et souvent, dans l’aprĂšs-midi, quittait un instant la pharmacie pour aller chez l’officier de santĂ© faire la conversation.

Charles Ă©tait triste ; la clientĂšle n’arrivait pas.

Il demeurait assis pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il s’employa chez lui comme homme de peine, et

mĂȘme il essaya de peindre le grenier avec un reste de couleur que les peintres avaient laissĂ©.

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