Nâavaient-ils rien autre chose Ă se dire ? Leurs yeux pourtant Ă©taient pleins dâune causerie plus sĂ©rieuse ; et, tandis quâils sâefforçaient Ă trouver 195
des phrases banales, ils sentaient une mĂȘme langueur les envahir tous les deux ; câĂ©tait comme un murmure de lâĂąme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris dâĂ©tonnement Ă cette suavitĂ© nouvelle, ils ne songeaient pas Ă sâen raconter la sensation ou Ă en dĂ©couvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur lâimmensitĂ© qui les prĂ©cĂšde leurs mollesses natales, une brise parfumĂ©e, et lâon sâassoupit dans cet enivrement sans mĂȘme sâinquiĂ©ter de lâhorizon que lâon nâaperçoit pas.
La terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas des bestiaux ; il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans la boue.
Souvent elle sâarrĂȘtait une minute Ă regarder oĂč poser sa bottine, et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en lâair, la taille penchĂ©e, lâĆil indĂ©cis, elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques dâeau.
Quand ils furent arrivés devant son jardin, madame Bovary poussa la petite barriÚre, monta les marches en courant et disparut.
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LĂ©on rentra Ă son Ă©tude. Le patron Ă©tait absent ; il jeta un coup dâĆil sur les dossiers, puis se tailla une plume, prit enfin son chapeau et sâen alla.
Il alla sur la PĂąture, au haut de la cĂŽte dâArgueil, Ă lâentrĂ©e de la forĂȘt ; il se coucha par terre sous les sapins, et regarda le ciel Ă travers ses doigts.
â Comme je mâennuie ! se disait-il, comme je mâennuie !
Il se trouvait Ă plaindre de vivre dans ce village, avec Homais pour ami et M. Guillaumin pour maĂźtre. Ce dernier, tout occupĂ© dâaffaires, portant des lunettes Ă branches dâor et favoris rouges sur cravate blanche, nâentendait rien aux dĂ©licatesses de lâesprit, quoiquâil affectĂąt un genre raide et anglais qui avait Ă©bloui le clerc dans les premiers temps. Quant Ă la femme du pharmacien, câĂ©tait la meilleure Ă©pouse de Normandie, douce comme un mouton, chĂ©rissant ses enfants, son pĂšre, sa mĂšre, ses cousins, pleurant aux maux dâautrui, laissant tout aller dans son mĂ©nage, et dĂ©testant les corsets ; â mais 197
si lente Ă se mouvoir, si ennuyeuse Ă Ă©couter, dâun aspect si commun et dâune conversation si restreinte, quâil nâavait jamais songĂ©, quoiquâelle eĂ»t trente ans, quâil en eĂ»t vingt, quâils couchassent porte Ă porte, et quâil lui parlĂąt chaque jour, quâelle pĂ»t ĂȘtre une femme pour quelquâun, ni quâelle possĂ©dĂąt de son sexe autre chose que la robe. Et ensuite, quây avait-il ?
Binet, quelques marchands, deux ou trois cabaretiers, le curĂ©, et enfin M. Tuvache, le maire, avec ses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terres eux-mĂȘmes, faisant des ripailles en famille, dĂ©vots dâailleurs, et dâune sociĂ©tĂ© tout Ă fait insupportable.
Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure dâEmma se dĂ©tachait isolĂ©e et plus lointaine cependant ; car il sentait entre elle et lui comme de vagues abĂźmes.
Au commencement, il Ă©tait venu chez elle plusieurs fois dans la compagnie du pharmacien.
Charles nâavait point paru extrĂȘmement curieux de le recevoir ; et LĂ©on ne savait comment sây 198
prendre entre la peur dâĂȘtre indiscret et le dĂ©sir dâune intimitĂ© quâil estimait presque impossible.
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IV
DĂšs les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle, longue piĂšce Ă plafond bas oĂč il y avait, sur la cheminĂ©e, un polypier touffu sâĂ©talant contre la glace. Assise dans son fauteuil, prĂšs de la fenĂȘtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir.
LĂ©on, deux fois par jour, allait de son Ă©tude au Lion dâor. Emma, de loin, lâentendait venir ; elle se penchait en Ă©coutant ; et le jeune homme glissait derriĂšre le rideau, toujours vĂȘtu de mĂȘme façon et sans dĂ©tourner la tĂȘte. Mais au crĂ©puscule, lorsque, le menton dans sa main gauche, elle avait abandonnĂ© sur ses genoux sa tapisserie commencĂ©e, souvent elle tressaillait Ă lâapparition de cette ombre glissant tout Ă coup.
Elle se levait et commandait quâon mĂźt le couvert.
M. Homais arrivait pendant le dĂźner. Bonnet
grec Ă la main, il entrait Ă pas muets pour ne 200
dĂ©ranger personne et toujours en rĂ©pĂ©tant la mĂȘme phrase : « Bonsoir la compagnie ! » Puis, quand il sâĂ©tait posĂ© Ă sa place, contre la table, entre les deux Ă©poux, il demandait au mĂ©decin des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la probabilitĂ© des honoraires.
Ensuite, on causait de ce quâil y avait dans le journal. Homais, Ă cette heure-lĂ , le savait presque par cĆur ; et il le rapportait intĂ©gralement, avec les rĂ©flexions du journaliste et toutes les histoires des catastrophes individuelles arrivĂ©es en France ou Ă lâĂ©tranger.
Mais, le sujet se tarissant, il ne tardait pas Ă lancer quelques observations sur les mets quâil voyait. Parfois mĂȘme, se levant Ă demi, il indiquait dĂ©licatement Ă Madame le morceau le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils pour la manipulation des ragoĂ»ts et lâhygiĂšne des assaisonnements ; il parlait arome, osmazĂŽme, sucs et gĂ©latine dâune façon Ă Ă©blouir. La tĂȘte dâailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne lâĂ©tait de bocaux, Homais excellait Ă faire quantitĂ© de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait 201
aussi toutes les inventions nouvelles de calĂ©facteurs Ă©conomiques, avec lâart de conserver les fromages et de soigner les vins malades.
Ă huit heures, Justin venait le chercher pour fermer la pharmacie. Alors M. Homais le regardait dâun Ćil narquois, surtout si FĂ©licitĂ© se trouvait lĂ , sâĂ©tant aperçu que son Ă©lĂšve affectionnait la maison du mĂ©decin.
â Mon gaillard, disait-il, commence Ă avoir des idĂ©es, et je crois, diable mâemporte, quâil est amoureux de votre bonne !
Mais un dĂ©faut plus grave, et quâil lui reprochait, câĂ©tait dâĂ©couter continuellement les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne pouvait le faire sortir du salon, oĂč madame Homais lâavait appelĂ© pour prendre les enfants, qui sâendormaient dans les fauteuils, en tirant avec leurs dos les housses de calicot, trop larges.
Il ne venait pas grand monde Ă ces soirĂ©es du pharmacien, sa mĂ©disance et ses opinions politiques ayant Ă©cartĂ© de lui successivement diffĂ©rentes personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de sây trouver. DĂšs quâil entendait 202
la sonnette, il courait au-devant de madame Bovary, prenait son chĂąle, et posait Ă lâĂ©cart, sous le bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles de lisiĂšre quâelle portait sur sa chaussure quand il y avait de la neige.
On faisait dâabord quelques parties de trente-et-un ; ensuite M. Homais jouait Ă lâĂ©cartĂ© avec Emma ; LĂ©on, derriĂšre elle, lui donnait des avis.
Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne qui mordaient son chignon. Ă chaque mouvement quâelle faisait pour jeter les cartes, sa robe du cĂŽtĂ© droit remontait. De ses cheveux retroussĂ©s, il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, sâapĂąlissant graduellement, peu Ă peu se perdait dans lâombre. Son vĂȘtement, ensuite, retombait des deux cĂŽtĂ©s sur le siĂšge, en bouffant, plein de plis, et sâĂ©talait jusquâĂ terre. Quand LĂ©on parfois sentait la semelle de sa botte poser dessus, il sâĂ©cartait, comme sâil eĂ»t marchĂ© sur quelquâun.
Lorsque la partie de cartes Ă©tait finie, lâapothicaire et le mĂ©decin jouaient aux dominos, et Emma changeant de place, sâaccoudait sur la 203
table, Ă feuilleter lâIllustration. Elle avait apportĂ© son journal de modes. LĂ©on se mettait prĂšs dâelle ; ils regardaient ensemble les gravures et sâattendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de lui lire des vers ; LĂ©on les dĂ©clamait dâune voix traĂźnante et quâil faisait expirer soigneusement aux passages dâamour. Mais le bruit des dominos le contrariait ; M. Homais y Ă©tait fort, il battait Charles Ă plein double-six.
Puis, les trois centaines terminĂ©es, ils sâallongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas Ă sâendormir. Le feu se mourait dans les cendres ; la thĂ©iĂšre Ă©tait vide ; LĂ©on lisait encore. Emma lâĂ©coutait, en faisant tourner machinalement lâabat-jour de la lampe, oĂč Ă©taient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde, avec leurs balanciers.
LĂ©on sâarrĂȘtait, dĂ©signant dâun geste son auditoire endormi ; alors ils se parlaient Ă voix basse, et la conversation quâils avaient leur semblait plus douce, parce quâelle nâĂ©tait pas entendue.
Ainsi sâĂ©tablit entre eux une sorte dâassociation, un commerce continuel de livres et 204
de romances ; M. Bovary, peu jaloux, ne sâen Ă©tonnait pas.