L’archidiacre lui dit froidement :
― Faites-vous truand.
Jehan le salua profondément et redescendit l’escalier du cloître en sifflant.
Au moment où il passait dans la cour du cloître sous la fenêtre de la cellule de son frère, il entendit cette fenêtre s’ouvrir, leva le nez, et vit passer par l’ouverture la tête sévère de l’archidiacre. — Va-t’en au diable !
disait dom Claude ; voici le dernier argent que tu auras de moi.
En même temps, le prêtre jeta à Jehan une bourse qui fit à l’écolier une grosse bosse au front, et dont Jehan s’en alla à la fois fâché et content, comme un chien qu’on lapiderait avec des os à moelle.
n
433
CHAPITRE III
VIVE LA JOIE !
L’peut-êtrepasoubliéqu’unepartiedelacourdes Miracles était enclose par l’ancien mur d’enceinte de la ville, dont bon nombre de tours commençaient dès cette époque à tomber en ruine. L’une de ces tours avait été convertie en lieu de plaisir par les truands. Il y avait cabaret dans la salle basse, et le reste dans les étages supérieurs. Cette tour était le point le plus vivant et par conséquent le plus hideux de la truanderie. C’était une sorte de ruche monstrueuse qui y bourdonnait nuit et jour. La nuit, quand tout le surplus de la gueuserie dormait, quand il n’y avait plus une fenêtre allumée sur les façades terreuses de la place, quand on n’entendait plus sortir un cri de ces innombrables maisonnées, de ces fourmilières de voleurs, de filles et d’enfants volés ou bâtards, on reconnaissait toujours la joyeuse tour au bruit qu’elle faisait, à la lumière écarlate qui, rayonnant à la fois aux soupiraux, aux fenêtres, aux fissures des murs lézardés, s’échappait pour ainsi dire de tous ses pores.
434
Notre-Dame de Paris
Chapitre III
La cave était donc le cabaret. On y descendait par une porte basse et par un escalier aussi roide qu’un alexandrin classique. Sur la porte il y avait en guise d’enseigne un merveilleux barbouillage représentant des sols neufs et des poulets tués, avec ce calembour au-dessous : Aux sonneurs pour les trépassés.
Un soir, au moment où le couvre-feu sonnait à tous les beffrois de Paris, les sergents du guet, s’il leur eût été donné d’entrer dans la redoutable cour des Miracles, auraient pu remarquer qu’il se faisait dans la taverne des truands plus de tumulte encore qu’à l’ordinaire, qu’on y buvait plus et qu’on y jurait mieux. Au dehors, il y avait dans la place force groupes qui s’entretenaient à voix basse, comme lorsqu’il se trame un grand dessein, et çà et là un drôle accroupi qui aiguisait une méchante lame de fer sur un pavé.
Cependant, dans la taverne même, le vin et le jeu étaient une si puissante diversion aux idées qui occupaient ce soir-là la truanderie, qu’il eût été difficile de deviner aux propos des buveurs de quoi il s’agissait. Seulement ils avaient l’air plus gai que de coutume, et on leur voyait à tous reluire quelque arme entre les jambes, une serpe, une cognée, un gros estramaçon, ou le croc d’une vieille hacquebute.
La salle, de forme ronde, était très vaste, mais les tables étaient si pressées et les buveurs si nombreux, que tout ce que contenait la taverne, hommes, femmes, bancs, cruches à bière, ce qui buvait, ce qui dormait, ce qui jouait, les bien portants, les éclopés, semblaient entassés pêle-mêle avec autant d’ordre et d’harmonie qu’un tas d’écailles d’huîtres. Il y avait quelques suifs allumés sur les tables ; mais le véritable luminaire de la taverne, ce qui remplissait dans le cabaret le rôle du lustre dans une salle d’opéra, c’était le feu. Cette cave était si humide qu’on n’y laissait jamais éteindre la cheminée, même en plein été ; une cheminée immense à manteau sculpté, toute hérissée de lourds chenets de fer et d’appareils de cuisine, avec un de ces gros feux mêlés de bois et de tourbe, qui, la nuit, dans les rues de village, font saillir si rouge sur les murs d’en face le spectre des fenêtres de forge. Un grand chien, gravement assis dans la cendre, tournait devant la braise une broche chargée de viandes.
Quelle que fût la confusion, après le premier coup d’œil, on pouvait distinguer dans cette multitude trois groupes principaux, qui se pressaient 435
Notre-Dame de Paris
Chapitre III
autour de trois personnages que le lecteur connaît déjà. L’un de ces personnages, bizarrement accoutré de maint oripeau oriental, était Mathias Hungadi Spicali, duc d’Égypte et de Bohême. Le maraud était assis sur une table, les jambes croisées, le doigt en l’air, et faisait d’une voix haute distribution de sa science en magie blanche et noire à mainte face béante qui l’entourait.
Une autre cohue s’épaississait autour de notre ancien ami, le vaillant roi de Thunes, armé jusqu’aux dents. Clopin Trouillefou, d’un air très sérieux et à voix basse, réglait le pillage d’une énorme futaille pleine d’armes, largement défoncée devant lui, d’où se dégorgeaient en foule haches, épées, bassinets, cottes de mailles, platers, fers de lance et d’arche-gayes, sagettes et viretons, comme pommes et raisins d’une corne d’abondance. Chacun prenait au tas, qui le morion, qui l’estoc, qui la miséricorde à poignée en croix. Les enfants eux-mêmes s’armaient, et il y avait jusqu’à des culs-de-jatte qui, bardés et cuirassés, passaient entre les jambes des buveurs comme de gros scarabées.
Enfin un troisième auditoire, le plus bruyant, le plus jovial et le plus nombreux, encombrait les bancs et les tables au milieu desquels pérorait et jurait une voix en flûte qui s’échappait de dessous une pesante armure complète du casque aux éperons. L’individu qui s’était ainsi vissé une pa-noplie sur le corps disparaissait tellement sous l’habit de guerre qu’on ne voyait plus de sa personne qu’un nez effronté, rouge, retroussé, une boucle de cheveux blonds, une bouche rose, et des yeux hardis. Il avait la ceinture pleine de dagues et de poignards, une grande épée au flanc, une arbalète rouillée à sa gauche, et un vaste broc de vin devant lui, sans compter à sa droite une épaisse fille débraillée. Toutes les bouches alentour de lui riaient, sacraient et buvaient.
Qu’on ajoute vingt groupes secondaires, les filles et les garçons de service courant avec des brocs en tête, les joueurs accroupis sur les billes, sur les merelles, sur les dés, sur les vachettes, sur le jeu passionné du tringlet, les querelles dans un coin, les baisers dans l’autre, et l’on aura quelque idée de cet ensemble, sur lequel vacillait la clarté d’un grand feu flambant qui faisait danser sur les murs du cabaret mille ombres démesurées et grotesques.
Quant au bruit, c’était l’intérieur d’une cloche en grande volée.
436
Notre-Dame de Paris
Chapitre III
La lèchefrite, où pétillait une pluie de graisse, emplissait de son glapissement continu les intervalles de ces mille dialogues qui se croisaient d’un bout à l’autre de la salle.
Il y avait parmi ce vacarme, au fond de la taverne, sur le banc intérieur de la cheminée, un philosophe qui méditait, les pieds dans la cendre et l’œil sur les tisons. C’était Pierre Gringoire.
― Allons, vite ! dépêchons, armez-vous ! on se met en marche dans une heure ! disait Clopin Trouillefou à ses argotiers.
Une fille fredonnait :
Bonsoir, mon père et ma mère !
Les derniers couvrent le feu.
Deux joueurs de cartes se disputaient. — Valet ! criait le plus empourpré des deux, en montrant le poing à l’autre, je vais te marquer au trèfle.
Tu pourras remplacer Mistigri dans le jeu de cartes de monseigneur le roi.
― Ouf ! hurlait un Normand, reconnaissable à son accent nasillard, on est ici tassé comme les saints de Caillouville !
― Fils, disait à son auditoire le duc d’Égypte parlant en fausset, les sorcières de France vont au sabbat sans balai, ni graisse, ni monture, seulement avec quelques paroles magiques. Les sorcières d’Italie ont toujours un bouc qui les attend à leur porte. Toutes sont tenues de sortir par la cheminée.
La voix du jeune drôle armé de pied en cap dominait le brouhaha.