L’un est roman par les pieds, gothique au milieu, gréco-romain par la tête.
C’est qu’on a mis six cents ans à le bâtir. Cette variété est rare. Le donjon d’Étampes en est un échantillon. Mais les monuments de deux formations sont plus fréquents. C’est Notre-Dame de Paris, édifice ogival, qui s’enfonce par ses premiers piliers dans cette zone romane où sont plongés le portail de Saint-Denis et la nef de Saint-Germain-des-Prés. C’est la charmante salle capitulaire demi-gothique de Bocherville, à laquelle la couche romane vient jusqu’à mi-corps. C’est la cathédrale de Rouen, qui serait entièrement gothique, si elle ne baignait pas l’extrémité de sa flèche centrale dans la zone de la renaissance ³.
Facies non omnibus una,
Non diversa tamen, qualem, etc.
Du reste, toutes ces nuances, toutes ces différences n’affectent que la surface des édifices. C’est l’art qui a changé de peau. La constitution même de l’église chrétienne n’en est pas attaquée. C’est toujours la même charpente intérieure, la même disposition logique des parties. Quelle que soit l’enveloppe sculptée et brodée d’une cathédrale, on retrouve toujours dessous, au moins à l’état de germe et de rudiment, la basilique romaine. Elle se développe éternellement sur le sol selon la même loi. Ce sont imperturbablement deux nefs qui s’entre-coupent en croix, et dont l’extrémité supérieure, arrondie en abside, forme le chœur ; ce sont toujours des bas côtés, pour les processions intérieures, pour les chapelles, sortes de prome-caractère particulier, mais dérivant du même principe, le plein cintre.
3. Cette partie de la flèche, qui était en charpente, est précisément celle qui a été consu-mée par le feu du ciel en 1823.
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Notre-Dame de Paris
Chapitre I
noirs latéraux où la nef principale se dégorge par les entre-colonnements.
Cela posé, le nombre des chapelles, des portails, des clochers, des aiguilles, se modifie à l’infini, suivant la fantaisie du siècle, du peuple, de l’art. Le service du culte une fois pourvu et assuré, l’architecture fait ce que bon lui semble. Statues, vitraux, rosaces, arabesques, dentelures, chapiteaux, bas-reliefs, elle combine toutes ces imaginations selon le logarithme qui lui convient. De là la prodigieuse variété extérieure de ces édifices au fond desquels réside tant d’ordre et d’unité. Le tronc de l’arbre est immuable, la végétation est capricieuse.
n
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CHAPITRE II
PARIS A VOL D’OISEAU
N’deréparerpourlelecteurcetteadmirable église de Notre-Dame de Paris. Nous avons indiqué sommairement la plupart des beautés qu’elle avait au quinzième siècle et qui lui manquent aujourd’hui ; mais nous avons omis la principale, c’est la vue du Paris qu’on découvrait alors du haut de ses tours.
C’était en effet, quand, après avoir tâtonné longtemps dans la ténébreuse spirale qui perce perpendiculairement l’épaisse muraille des clochers, on débouchait enfin brusquement sur l’une des deux hautes plates-formes inondées de jour et d’air, c’était un beau tableau que celui qui se déroulait à la fois de toutes parts sous vos yeux ; un spectacle sui generis, dont peuvent aisément se faire idée ceux de nos lecteurs qui ont eu le bonheur de voir une ville gothique entière, complète, homogène, comme il en reste encore quelques-unes, Nuremberg en Bavière, Vittoria en Espagne ; ou même de plus petits échantillons, pourvu qu’ils soient bien conservés, Vitré en Bretagne, Nordhausen en Prusse.
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Chapitre II
Le Paris d’il y a trois cent cinquante ans, le Paris du quinzième siècle était déjà une ville géante. Nous nous trompons en général, nous autres Parisiens, sur le terrain que nous croyons avoir gagné depuis. Paris, depuis Louis XI, ne s’est pas accru de beaucoup plus d’un tiers. Il a, certes, bien plus perdu en beauté qu’il n’a gagné en grandeur.
Paris est né, comme on sait, dans cette vieille île de la Cité qui a la forme d’un berceau. La grève de cette île fut sa première enceinte, la Seine son premier fossé. Paris demeura plusieurs siècles à l’état d’île, avec deux ponts, l’un au nord, l’autre au midi, et deux têtes de pont, qui étaient à la fois ses portes et ses forteresses, le Grand-Châtelet sur la rive droite, le Petit-Châtelet sur la rive gauche. Puis, dès les rois de la première race, trop à l’étroit dans son île, et ne pouvant plus s’y retourner, Paris passa l’eau. Alors, au delà du Grand, au delà du Petit-Châtelet, une première enceinte de murailles et de tours commença à entamer la campagne des deux côtés de la Seine. De cette ancienne clôture il restait encore au siècle dernier quelques vestiges ; aujourd’hui, il n’en reste que le souvenir, et çà et là une tradition, la porte Baudets ou Baudoyer, porta Bagauda. Peu à peu, le flot des maisons, toujours poussé du cœur de la ville au dehors, déborde, ronge, use et efface cette enceinte. Philippe-Auguste lui fait une nouvelle digue. Il emprisonne Paris dans une chaîne circulaire de grosses tours, hautes et solides. Pendant plus d’un siècle, les maisons se pressent, s’accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin, comme l’eau dans un réservoir. Elles commencent à devenir profondes, elles mettent étages sur étages, elles montent les unes sur les autres, elles jaillissent en hauteur comme toute séve comprimée, et c’est à qui passera la tête par-dessus ses voisines pour avoir un peu d’air. La rue de plus en plus se creuse et se rétrécit ; toute place se comble et disparaît. Les maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe-Auguste, et s’éparpillent joyeusement dans la plaine, sans ordre et tout de travers, comme des échappées. Là, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises. Dès 1367, la ville se répand tellement dans le faubourg qu’il faut une nouvelle clôture, surtout sur la rive droite. Charles V la bâtit. Mais une ville comme Paris est dans une crue perpétuelle. Il n’y a que ces villes-là qui deviennent capitales. Ce sont des entonnoirs où viennent aboutir tous les versants géographiques, politiques, moraux, intellectuels d’un pays, 126
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toutes les pentes naturelles d’un peuple ; des puits de civilisation, pour ainsi dire, et aussi des égouts, où commerce, industrie, intelligence, population, tout ce qui est séve, tout ce qui est vie, tout ce qui est âme dans une nation, filtre et s’amasse sans cesse, goutte à goutte, siècle à siècle.
L’enceinte de Charles V a donc le sort de l’enceinte de Philippe-Auguste.
Dès la fin du quinzième siècle, elle est enjambée, dépassée, et le faubourg court plus loin. Au seizième, il semble qu’elle recule à vue d’œil et s’enfonce de plus en plus dans la vieille ville, tant une ville neuve s’épaissit déjà au dehors. Ainsi, dès le quinzième siècle, pour nous arrêter là, Paris avait déjà usé les trois cercles concentriques de murailles qui, du temps de Julien l’Apostat, étaient, pour ainsi dire, en germe dans le Grand-Châtelet et le Petit-Châtelet. La puissante ville avait fait craquer successivement ses quatre ceintures de murs, comme un enfant qui grandit et qui crève ses vêtements de l’an passé. Sous Louis XI, on voyait, par places, percer, dans cette mer de maisons, quelques groupes de tours en ruine des anciennes enceintes, comme les pitons des collines dans une inondation, comme des archipels du vieux Paris submergé sous le nouveau.
Depuis lors, Paris s’est encore transformé, malheureusement pour nos yeux ; mais il n’a franchi qu’une enceinte de plus, celle de Louis XV, ce misérable mur de boue et de crachat, digne du roi qui l’a bâti, digne du poëte qui l’a chanté.
Le mur murant Paris rend Paris murmurant.
Au quinzième siècle, Paris était encore divisé en trois villes tout à fait distinctes et séparées, ayant chacune leur physionomie, leur spécia-lité, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs privilèges, leur histoire : la Cité, l’Université, la Ville. La Cité, qui occupait l’île, était la plus ancienne, la moindre, et la mère des deux autres, resserrée entre elles, qu’on nous passe la comparaison, comme une petite vieille entre deux grandes belles filles. L’Université couvrait la rive gauche de la Seine, depuis la Tournelle jusqu’à la tour de Nesle, points qui correspondent, dans le Paris d’aujourd’hui, l’un à la Halle aux vins, l’autre à la Monnaie. Son enceinte échan-crait assez largement cette campagne où Julien avait bâti ses thermes.
La montagne de Sainte-Geneviève y était renfermée. Le point culminant de cette courbe de murailles était la porte Papale, c’est-à-dire à peu près 127
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Chapitre II
l’emplacement actuel du Panthéon. La Ville, qui était le plus grand des trois morceaux de Paris, avait la rive droite. Son quai, rompu toutefois ou interrompu en plusieurs endroits, courait le long de la Seine, de la tour de Billy à la tour du Bois, c’est-à-dire de l’endroit où est aujourd’hui le Grenier d’abondance à l’endroit où sont aujourd’hui les Tuileries. Ces quatre points, où la Seine coupait l’enceinte de la capitale, la Tournelle et la tour de Nesle à gauche, la tour de Billy et la tour du Bois à droite, s’appelaient par excellence les quatre tours de Paris. La Ville entrait dans les terres plus profondément encore que l’Université. Le point culminant de la clôture de la Ville (celle de Charles V) était aux portes Saint-Denis et Saint-Martin, dont l’emplacement n’a pas changé.
Comme nous venons de le dire, chacune de ces trois grandes divisions de Paris était une ville, mais une ville trop spéciale pour être complète, une ville qui ne pouvait se passer des deux autres. Aussi trois aspects parfaitement à part. Dans la Cité abondaient les églises, dans la Ville les palais, dans l’Université les collèges. Pour négliger ici les originalités secondaires du vieux Paris et les caprices du droit de voirie, nous dirons, d’un point de vue général, en ne prenant que les ensembles et les masses dans le chaos des juridictions communales, que l’île était à l’évêque, la rive droite au prévôt des marchands, la rive gauche au recteur. Le prévôt de Paris, officier royal et non municipal, sur le tout. La Cité avait Notre-Dame, la Ville le Louvre et l’Hôtel de Ville, l’Université la Sorbonne. La Ville avait les Halles ; la Cité l’Hôtel-Dieu ; l’Université, le Pré-aux-Clercs.
Le délit que les écoliers commettaient sur la rive gauche, on le jugeait dans l’île, au Palais-de-Justice, et on le punissait sur la rive droite, à Montfaucon. A moins que le recteur, sentant l’Université forte et le roi faible, n’intervînt ; car c’était un privilège des écoliers d’être pendus chez eux.
(La plupart de ces privilèges, pour le noter en passant, et il y en avait de meilleurs que celui-ci, avaient été extorqués aux rois par révoltes et mutineries. C’est la marche immémoriale. Le roi ne lâche que quand le peuple arrache. Il y a une vieille charte qui dit la chose naïvement, à propos de fidélité : Civibus fidelitas in reges, quæ tamen aliquoties seditionibus interrupta, multa peperit privilegia.) Au quinzième siècle, la Seine baignait cinq îles dans l’enceinte de Paris : l’île Louviers, où il y avait alors des arbres et où il n’y a plus que du 128
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Chapitre II
bois ; l’île aux Vaches et l’île Notre-Dame, toutes deux désertes, à une masure près, toutes deux fiefs de l’évêque (au dix-septième siècle, de ces deux îles on en a fait une, qu’on a bâtie, et que nous appelons l’île Saint-Louis) ; enfin la Cité, et à sa pointe l’îlot du passeur aux vaches qui s’est abîmé depuis sous le terre-plein du Pont-Neuf. La Cité alors avait cinq ponts : trois à droite, le pont Notre-Dame et le pont au Change, en pierre, le pont aux Meuniers, en bois ; deux à gauche, le Petit-Pont, en pierre, le pont Saint-Michel, en bois ; tous chargés de maisons. L’Université avait six portes, bâties par Philippe-Auguste ; c’était, à partir de la Tournelle, la porte Saint-Victor, la porte Bordelle, la porte Papale, la porte Saint-Jacques, la porte Saint-Michel, la porte Saint-Germain. La Ville avait six portes, bâties par Charles V ; c’était, à partir de la tour de Billy, la porte Saint-Antoine, la porte du Temple, la porte Saint-Martin, la porte Saint-Denis, la porte Montmartre, la porte Saint-Honoré. Toutes ces portes étaient fortes, et belles aussi, ce qui ne gâte pas la force. Un fossé large, profond, à courant vif dans les crues d’hiver, lavait le pied des murailles tout autour de Paris ; la Seine fournissait l’eau. La nuit, on fermait les portes, on barrait la rivière aux deux bouts de la ville avec de grosses chaînes de fer, et Paris dormait tranquille.