un ange ! mais de ténèbres, mais de flamme et non de lumière. Au moment où je pensais cela, je vis près de toi une chèvre, une bête du sabbat, qui me regardait en riant. Le soleil de midi lui faisait des cornes de feu.
Alors j’entrevis le piège du démon, et je ne doutai plus que tu ne vinsses de l’enfer et que tu n’en vinsses pour ma perdition. Je le crus.
Ici le prêtre regarda en face la prisonnière et ajouta froidement :
― Je le crois encore. — Cependant le charme opérait peu à peu, ta danse me tournoyait dans le cerveau, je sentais le mystérieux maléfice s’accomplir en moi, tout ce qui aurait dû veiller s’endormait dans mon âme, et comme ceux qui meurent dans la neige je trouvais du plaisir à laisser venir ce sommeil. Tout à coup, tu te mis à chanter. Que pouvais-je faire, misérable ? Ton chant était plus charmant encore que ta danse.
Je voulus fuir. Impossible. J’étais cloué, j’étais enraciné dans le sol. Il me semblait que le marbre de la dalle m’était monté jusqu’aux genoux. Il fallut rester jusqu’au bout. Mes pieds étaient de glace, ma tête bouillonnait.
Enfin, tu eus peut-être pitié de moi, tu cessas de chanter, tu disparus. Le reflet de l’éblouissante vision, le retentissement de la musique enchanteresse s’évanouirent par degrés dans mes yeux et dans mes oreilles. Alors je tombai dans l’encoignure de la fenêtre, plus roide et plus faible qu’une statue descellée. La cloche de vêpres me réveilla. Je me relevai, je m’enfuis, mais, hélas ! il y avait en moi quelque chose de tombé qui ne pouvait se relever, quelque chose de survenu que je ne pouvais fuir.
Il fit encore une pause, et poursuivit.
― Oui, à dater de ce jour, il y eut en moi un homme que je ne connaissais pas. Je voulus user de tous mes remèdes, le cloître, l’autel, le travail, les livres. Folie ! Oh ! que la science sonne creux quand on y vient heurter avec désespoir une tête pleine de passions ! Sais-tu, jeune fille, ce que je voyais toujours désormais entre le livre et moi ? Toi, ton ombre, l’image de l’apparition lumineuse qui avait un jour traversé l’espace devant moi.
Mais cette image n’avait plus la même couleur ; elle était sombre, funèbre, ténébreuse comme le cercle noir qui poursuit longtemps la vue de l’imprudent qui a regardé fixement le soleil.
Ne pouvant m’en débarrasser, entendant toujours ta chanson bourdonner dans ma tête, voyant toujours tes pieds danser sur mon bréviaire, sentant toujours la nuit en songe ta forme glisser sur ma chair, je vou-352
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Chapitre IV
lus te revoir, te toucher, savoir qui tu étais, voir si je te retrouverais bien pareille à l’image idéale qui m’était restée de toi, briser peut-être mon rêve avec la réalité. En tout cas, j’espérais qu’une impression nouvelle ef-facerait la première, et la première m’était devenue insupportable. Je te cherchai. Je te revis. Malheur ! Quand je t’eus vue deux fois, je voulus te voir mille, je voulus te voir toujours. Alors, — comment enrayer sur cette pente de l’enfer ? — alors je ne m’appartins plus. L’autre bout du fil que le démon m’avait attaché aux ailes, il l’avait noué à ton pied. Je devins vague et errant comme toi. Je t’attendais sous les porches, je t’épiais au coin des rues, je te guettais du haut de ma tour. Chaque soir, je rentrais en moi-même plus charmé, plus désespéré, plus ensorcelé, plus perdu !
J’avais su qui tu étais, égyptienne, bohémienne, gitane, zingara, comment douter de la magie ? Écoute. J’espérai qu’un procès me débarrasse-rait du charme. Une sorcière avait enchanté Bruno d’Ast, il la fit brûler et fut guéri. Je le savais. Je voulus essayer du remède. J’essayai d’abord de te faire interdire le parvis Notre-Dame, espérant t’oublier si tu ne revenais plus. Tu n’en tins compte. Tu revins. Puis il me vint l’idée de t’enlever.
Une nuit, je le tentai. Nous étions deux. Nous te tenions déjà, quand ce misérable officier survint. Il te délivra. Il commençait ainsi ton malheur, le mien et le sien. Enfin, ne sachant plus que faire et que devenir, je te dénonçai à l’official.
Je pensais que je serais guéri comme Bruno d’Ast. Je pensais aussi confusément qu’un procès te livrerait à moi, que dans une prison je te tiendrais, je t’aurais, que là tu ne pourrais m’échapper, que tu me possédais depuis assez longtemps pour que je te possédasse aussi à mon tour.
Quand on fait le mal, il faut faire tout le mal. Démence de s’arrêter à un milieu dans le monstrueux ! L’extrémité du crime a des délires de joie. Un prêtre et une sorcière peuvent s’y fondre en délices sur la botte de paille d’un cachot !
Je te dénonçai donc. C’est alors que je t’épouvantais dans mes rencontres. Le complot que je tramais contre toi, l’orage que j’amoncelais sur ta tête s’échappait de moi en menaces et en éclairs. Cependant j’hésitais encore. Mon projet avait des côtés effroyables qui me faisaient reculer.
Peut-être y aurais-je renoncé, peut-être ma hideuse pensée se serait-elle desséchée dans mon cerveau sans porter son fruit. Je croyais qu’il 353
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dépendrait toujours de moi de suivre ou de rompre ce procès. Mais toute mauvaise pensée est inexorable et veut devenir un fait ; mais là où je me croyais tout-puissant, la fatalité était plus puissante que moi. Hélas ! hélas ! c’est elle qui t’a prise et qui t’a livrée au rouage terrible de la machine que j’avais ténébreusement construite ! — Écoute. Je touche à la fin.
Un jour, — par un autre beau soleil, — je vois passer devant moi un homme qui prononce ton nom et qui rit et qui a la luxure dans les yeux.
Damnation ! je l’ai suivi. Tu sais le reste. —
Il se tut.
La jeune fille ne put trouver qu’une parole :
― O mon Phœbus !
― Pas ce nom ! dit le prêtre en lui saisissant le bras avec violence. Ne prononce pas ce nom ! Oh ! misérables que nous sommes, c’est ce nom qui nous a perdus ! Ou plutôt nous nous sommes tous perdus les uns les autres par l’inexplicable jeu de la fatalité ! ― Tu souffres, n’est-ce pas ?
tu as froid, la nuit te fait aveugle, le cachot t’enveloppe, mais peut-être as-tu encore quelque lumière au fond de toi, ne fût-ce que ton amour d’enfant pour cet homme vide qui jouait avec ton cœur ! Tandis que moi, je porte le cachot au dedans de moi, au dedans de moi est l’hiver, la glace, le désespoir, j’ai la nuit dans l’âme.
Sais-tu tout ce que j’ai souffert ? J’ai assisté à ton procès. J’étais assis sur le banc de l’official. Oui, sous l’un de ces capuces de prêtre, il y avait les contorsions d’un damné. Quand on t’a amenée, j’étais là ; quand on t’a in-terrogée, j’étais là. — Caverne de loups ! — C’était mon crime, c’était mon gibet que je voyais se dresser lentement sur ton front. A chaque témoin, à chaque preuve, à chaque plaidoirie, j’étais là ; j’ai pu compter chacun de tes pas dans la voie douloureuse ; j’étais là encore quand cette bête fé-roce… — Oh ! je n’avais pas prévu la torture ! — Écoute. Je t’ai suivie dans la chambre de douleur. Je t’ai vu déshabiller et manier demi-nue par les mains infâmes du tourmenteur. J’ai vu ton pied, ce pied où j’eusse voulu pour un empire déposer un seul baiser et mourir, ce pied sous lequel je sentirais avec tant de délices s’écraser ma tête, je l’ai vu enserrer dans l’horrible brodequin qui fait des membres d’un être vivant une boue sanglante. Oh ! misérable ! pendant que je voyais cela, j’avais sous mon suaire un poignard dont je me labourais la poitrine. Au cri que tu as poussé, je 354
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l’ai enfoncé dans ma chair ; à un second cri, il m’entrait dans le cœur !
Regarde. Je crois que cela saigne encore.
Il ouvrit sa soutane. Sa poitrine en effet était déchirée comme par une griffe de tigre, et il avait au flanc une plaie assez large et mal fermée.
La prisonnière recula d’horreur.
― Oh ! dit le prêtre, jeune fille, aie pitié de moi ! Tu te crois malheureuse, hélas ! hélas ! tu ne sais pas ce que c’est que le malheur. Oh ! aimer une femme ! être prêtre ! être haï ! l’aimer de toutes les fureurs de son âme, sentir qu’on donnerait pour le moindre de ses sourires son sang, ses entrailles, sa renommée, son salut, l’immortalité et l’éternité, cette vie et l’autre ; regretter de ne pas être roi, génie, empereur, archange, dieu, pour lui mettre un plus grand esclave sous les pieds ; l’étreindre nuit et jour de ses rêves et de ses pensées ; et la voir amoureuse d’une livrée de soldat !
et n’avoir à lui offrir qu’une sale soutane de prêtre dont elle aura peur et dégoût ! Être présent, avec sa jalousie et sa rage, tandis qu’elle prodigue à un misérable fanfaron imbécile des trésors d’amour et de beauté ! Voir ce corps dont la forme vous brûle, ce sein qui a tant de douceur, cette chair palpiter et rougir sous les baisers d’un autre. O ciel ! aimer son pied, son bras, son épaule, songer à ses veines bleues, à sa peau brune, jusqu’à s’en tordre des nuits entières sur le pavé de sa cellule, et voir toutes les caresses qu’on a rêvées pour elle aboutir à la torture ! N’avoir réussi qu’à la coucher sur le lit de cuir ! Oh ! ce sont là les véritables tenailles rougies au feu de l’enfer ! Oh ! bienheureux celui qu’on scie entre deux planches, et qu’on écartèle à quatre chevaux ! — Sais-tu ce que c’est que ce supplice que vous font subir, durant les longues nuits, vos artères qui bouillonnent, votre cœur qui crève, votre tête qui rompt, vos dents qui mordent vos mains ; tourmenteurs acharnés qui vous retournent sans relâche, comme sur un gril ardent, sur une pensée d’amour, de jalousie et de désespoir ! Jeune fille, grâce ! trêve un moment ! un peu de cendre sur cette braise ! Essuie, je t’en conjure, la sueur qui ruisselle à grosses gouttes de mon front ! Enfant ! torture-moi d’une main, mais caresse-moi de l’autre !
Aie pitié, jeune fille ! aie pitié de moi !
Le prêtre se roulait dans l’eau de la dalle et se martelait le crâne aux angles des marches de pierre. La jeune fille l’écoutait, le regardait.