"Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite?"
- Sois charmante et tais-toi! Mon cœur, que tout irrite, Excepté la candeur de l'antique animal, Ne veut pas te montrer son secret infernal, Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite, Ni sa noire légende avec la flamme écrite.
Je hais la passion et l'esprit me fait mal!
Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite, Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.
Je connais les engins de son vieil arsenal: Crime, horreur et folie! - O pâle marguerite!
Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal, O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite?
LXV Tristesses de la Lune
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 52 / 106
Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse; Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins, Qui d'une main distraite et légère caresse Avant de s'endormir le contour de ses seins, Sur le dos satiné des molles avalanches, Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons, Et promène ses yeux sur les visions blanches Qui montent dans l'azur comme des floraisons.
Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, Elle laisse filer une larme furtive, Un poète pieux, ennemi du sommeil,
Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, Aux reflets irisés comme un fragment d'opale, Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil.
LXVI Les Chats
Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également, dans leur mûre saison, Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres; L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin; Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques, Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
LXVII Les Hiboux
Sous les ifs noirs qui les abritent
Les hiboux se tiennent rangés
Ainsi que des dieux étrangers
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 53 / 106
Dardant leur œil rouge. Ils méditent.
Sans remuer ils se tiendront
Jusqu'à l'heure mélancolique
Où, poussant le soleil oblique,
Les ténèbres s'établiront.
Leur attitude au sage enseigne
Qu'il faut en ce monde qu'il craigne Le tumulte et le mouvement;
L'homme ivre d'une ombre qui passe
Porte toujours le châtiment
D'avoir voulu changer de place.
LXVIII La Pipe
Je suis la pipe d'un auteur;
On voit, à contempler ma mine
D'Abyssinienne ou de Cafrine,
Que mon maître est un grand fumeur.
Quand il est comblé de douleur,
Je fume comme la chaumine
Où se prépare la cuisine
Pour le retour du laboureur.