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Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer, Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques Dont le mirage rend le gouffre plus amer?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue, Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis; Son œil ensorcelé découvre une Capoue Partout où la chandelle illumine un taudis.

III

Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!

Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!

Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.

Dites, qu'avez-vous vu?

© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 103 / 106

IV

"Nous avons vu des astres

Et des flots, nous avons vu des sables aussi; Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres, Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette, La gloire des cités dans le soleil couchant, Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages, Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux De ceux que le hasard fait avec les nuages.

Et toujours le désir nous rendait soucieux!

- La jouissance ajoute au désir de la force.

Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais, Cependant que grossit et durcit ton écorce, Tes branches veulent voir le soleil de plus près!

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace Que le cyprès? - Pourtant nous avons, avec soin, Cueilli quelques croquis pour votre album vorace Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!

Nous avons salué des idoles à trompe; Des trônes constellés de joyaux lumineux; Des palais ouvragés dont la féerique pompe Serait pour vos banquiers un rêve ruineux; Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse; Des femmes dont les dents et les ongles sont teints, Et des jongleurs savants que le serpent caresse."

V

Et puis, et puis encore?

VI

"O cerveaux enfantins!

© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 104 / 106

Pour ne pas oublier la chose capitale, Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché, Du haut jusques en bas de l'échelle fatale, Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché: La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide, Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût; L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide, Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout; Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote; La fête qu'assaisonne et parfume le sang; Le poison du pouvoir énervant le despote, Et le peuple amoureux du fouet abrutissant; Plusieurs religions semblables à la nôtre, Toutes escaladant le ciel; la Sainteté, Comme en un lit de plume un délicat se vautre, Dans les clous et le crin cherchant la volupté; L'Humanité bavarde, ivre de son génie, Et, folle maintenant comme elle était jadis, Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:

"O mon semblable, mon maître, je te maudis!"

Et les moins sots, hardis amants de la Démence, Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin, Et se réfugiant dans l'opium immense!

- Tel est du globe entier l'éternel bulletin."

VII

Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!

Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image: Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui!

Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste; Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste, Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit, Comme le Juif errant et comme les apôtres, A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau, Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres

© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 105 / 106

Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine, Nous pourrons espérer et crier: En avant!

De même qu'autrefois nous partions pour la Chine, Les yeux fixés au large et les cheveux au vent, Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres Avec le cœur joyeux d'un jeune passager.

Entendez-vous ces voix charmantes et funèbres, Qui chantent: "Par ici vous qui voulez manger Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim; Venez vous enivrer de la douceur étrange De cette après-midi qui n'a jamais de fin!"

A l'accent familier nous devinons le spectre; Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.

"Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Electre!"

Are sens

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