En rouvrant mes yeux pleins de flamme J'ai vu l'horreur de mon taudis,
Et senti, rentrant dans mon âme,
La pointe des soucis maudits;
La pendule aux accents funèbres
Sonnait brutalement midi,
Et le ciel versait des ténèbres
Sur le triste monde engourdi.
CIII Le Crépuscule du Matin
La diane chantait dans les cours des casernes, Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.
C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents; Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge, La lampe sur le jour fait une tache rouge;
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 82 / 106
Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd, Imite les combats de la lampe et du jour.
Comme un visage en pleurs que les brises essuient, L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient, Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer.
Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide, Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide; Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids, Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
C'était l'heure où parmi le froid et la lésine S'aggravent les douleurs des femmes en gésine; Comme un sanglot coupé par un sang écumeux Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux Une mer de brouillards baignait les édifices, Et les agonisants dans le fond des hospices Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.
L'aurore grelottante en robe rose et verte S'avançait lentement sur la Seine déserte, Et le sombre Paris, en se frottant les yeux Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
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LE VIN
CIV L'Ame du Vin
Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles:
"Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité, Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles, Un chant plein de lumière et de fraternité!
Je sais combien il faut, sur la colline en flamme, De peine, de sueur et de soleil cuisant Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme; Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant, Car j'éprouve une joie immense quand je tombe Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux, Et sa chaude poitrine est une douce tombe Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 83 / 106
Entends-tu retentir les refrains des dimanches Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches, Tu me glorifieras et tu seras content; J'allumerai les yeux de ta femme ravie; A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs Et serai pour ce frêle athlète de la vie L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.
En toi je tomberai, végétale ambroisie, Grain précieux jeté par l'éternel Semeur, Pour que de notre amour naisse la poésie Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur!"
CV Le Vin de Chiffonniers
Souvent à la clarté rouge d'un réverbère Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux Où l'humanité grouille en ferments orageux, On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête, Butant, et se cognant aux murs comme un poète, Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets, Epanche tout son coeur en glorieux projets.
Il prête des serments, dicte des lois sublimes, Terrasse les méchants, relève les victimes, Et sous le firmament comme un dais suspendu S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.
Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage Moulus par le travail et tourmentés par l'âge Ereintés et pliant sous un tas de débris, Vomissement confus de l'énorme Paris, Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles, Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles, Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.
Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux Se dressent devant eux, solennelle magie!
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 84 / 106
Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie Des clairons, du soleil, des cris et du tambour, Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!
C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole; Par le gosier de l'homme il chante ses exploits Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.
Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence De tous ces vieux maudits qui meurent en silence, Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil; L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil!
CVI Le Vin de l'Assassin
Ma femme est morte, je suis libre!
Je puis donc boire tout mon soûl.