O soir, aimable soir, désiré par celui Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui Nous avons travaillé! - C'est le soir qui soulage Les esprits que dévore une douleur sauvage, Le savant obstiné dont le front s'alourdit, Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit.
Cependant des démons malsains dans l'atmosphère S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire, Et cognent en volant les volets et l'auvent.
A travers les lueurs que tourmente le vent La Prostitution s'allume dans les rues; Comme une fourmilière elle ouvre ses issues; Partout elle se fraye un occulte chemin, Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main; Elle remue au sein de la cité de fange Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange.
On entend çà et là les cuisines siffler, Les théâtres glapir, les orchestres ronfler; Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices, S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices, Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci, Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,
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Et forcer doucement les portes et les caisses Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.
Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment, Et ferme ton oreille à ce rugissement.
C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent!
La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent Leur destinée et vont vers le gouffre commun; L'hôpital se remplit de leurs soupirs. - Plus d'un Ne viendra plus chercher la soupe parfumée, Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.
Encore la plupart n'ont-ils jamais connu La douceur du foyer et n'ont jamais vécu!
XCVI Le Jeu
Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles, Pâles, le sourcil peint, l'œil câlin et fatal, Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles Tomber un cliquetis de pierre et de métal; Autour des verts tapis des visages sans lèvre, Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent, Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre, Fouillant la poche vide ou le sein palpitant; Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs Sur des fronts ténébreux de poètes illustres Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs; Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant.
Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne, Je me vis accoudé, froid, muet, enviant, Enviant de ces gens la passion tenace, De ces vieilles putains la funèbre gaieté, Et tous gaillardement trafiquant à ma face, L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté!
Et mon cœur s'effraya d'envier maint pauvre homme Courant avec ferveur à l'abîme béant,
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Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme La douleur à la mort et l'enfer au néant!
XCVII Danse macabre
A Ernest Christophe
Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants Elle a la nonchalance et la désinvolture D'une coquette maigre aux airs extravagants.
Vit-on jamais au bal une taille plus mince?
Sa robe exagérée, en sa royale ampleur, S'écroule abondamment sur un pied sec que pince Un soulier pomponné, joli comme une fleur.
La ruche qui se joue au bord des clavicules, Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher, Défend pudiquement des lazzi ridicules Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.
Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres, Et son crâne, de fleurs artistement coiffé, Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.
O charme d'un néant follement attifé.
Aucuns t'appelleront une caricature, Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair, L'élégance sans nom de l'humaine armature.
Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher!
Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace, La fête de la Vie? ou quelque vieux désir, Eperonnant encor ta vivante carcasse, Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?
Au chant des violons, aux flammes des bougies, Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur, Et viens-tu demander au torrent des orgies De rafraîchir l'enfer allumé dans ton cœur?
Inépuisable puits de sottise et de fautes!
De l'antique douleur éternel alambic!
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A travers le treillis recourbé de tes côtes Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.
Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie Ne trouve pas un prix digne de ses efforts Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie?
Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts!
Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées, Exhale le vertige, et les danseurs prudents Ne contempleront pas sans d'amères nausées Le sourire éternel de tes trente-deux dents.
Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette, Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?
Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette?
Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.
Bayadère sans nez, irrésistible gouge, Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués:
"Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués, Antinoüs flétris, dandys à face glabre, Cadavres vernissés, lovelaces chenus, Le branle universel de la danse macabre Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus!