Le regard singulier d'une femme galante Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant, Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante;
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 86 / 106
Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur; Un baiser libertin de la maigre Adeline; Les sons d'une musique énervante et câline, Semblable au cri lointain de l'humaine douleur, Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde, Les baumes pénétrants que ta panse féconde Garde au cœur altéré du poète pieux; Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,
- Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie, Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux!
CVIII Le Vin des Amants
Aujourd'hui l'espace est splendide!
Sans mors, sans éperons, sans bride, Partons à cheval sur le vin
Pour un ciel féerique et divin!
Comme deux anges que torture
Une implacable calenture
Dans le bleu cristal du matin
Suivons le mirage lointain!
Mollement balancés sur l'aile
Du tourbillon intelligent,
Dans un délire parallèle,
Ma sœur, côte à côte nageant,
Nous fuirons sans repos ni trêves
Vers le paradis de mes rêves!
FLEURS DU MAL
CIX La Destruction
Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon; Il nage autour de moi comme un air impalpable; Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 87 / 106
Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art, La forme de la plus séduisante des femmes, Et, sous de spécieux prétextes de cafard, Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.
Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu, Haletant et brisé de fatigue, au milieu Des plaines de l'Ennui, profondes et désertes, Et jette dans mes yeux pleins de confusion Des vêtements souillés, des blessures ouvertes, Et l'appareil sanglant de la Destruction!
CX Une Martyre
Dessin d'un Maître inconnu
Au milieu des flacons, des étoffes lamées Et des meubles voluptueux,
Des marbres, des tableaux, des robes parfumées Qui traînent à plis somptueux,
Dans une chambre tiède où, comme en une serre, L'air est dangereux et fatal,
Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre Exhalent leur soupir final,
Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, Sur l'oreiller désaltéré
Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve Avec l'avidité d'un pré.
Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre Et qui nous enchaînent les yeux,
La tête, avec l'amas de sa crinière sombre Et de ses bijoux précieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule, Repose; et, vide de pensers,
Un regard vague et blanc comme le crépuscule S'échappe des yeux révulsés.
Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale Dans le plus complet abandon
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 88 / 106
La secrète splendeur et la beauté fatale Dont la nature lui fit don;
Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe, Comme un souvenir est resté;
La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe, Darde un regard diamanté.
Le singulier aspect de cette solitude Et d'un grand portrait langoureux,
Aux yeux provocateurs comme son attitude, Révèle un amour ténébreux,
Une coupable joie et des fêtes étranges Pleines de baisers infernaux,
Dont se réjouissait l'essaim des mauvais anges Nageant dans les plis des rideaux;
Et cependant, à voir la maigreur élégante De l'épaule au contour heurté,
La hanche un peu pointue et la taille fringante Ainsi qu'un reptile irrité,
Elle est bien jeune encor! - Son âme exaspérée Et ses sens par l'ennui mordus
S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée Des désirs errants et perdus?
L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante, Malgré tant d'amour, assouvir,