Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants.
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 70 / 106
Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Eponine ou Laïs! Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes.
Sous des jupons troués et sous de froids tissus Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus; Ils trottent, tout pareils à des marionnettes; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.
- Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?
La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d'un goût bizarre et captivant, Et lorsque j'entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S'en va tout doucement vers un nouveau berceau; A moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords, Combien de fois il faut que l'ouvrier varie La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.
- Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes, Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...
Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes Pour celui que l'austère Infortune allaita!
II
De Frascati défunt Vestale enamourée; Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur Enterré sait le nom; célèbre évaporée
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 71 / 106
Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, Toutes m'enivrent; mais parmi ces êtres frêles Il en est qui, faisant de la douleur un miel, Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes: Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel!
L'une, par sa patrie au malheur exercée, L'autre, que son époux surchargea de douleurs, L'autre, par son enfant Madone transpercée, Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!
III
Ah! que j'en ai suivi de ces petites vieilles!
Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc, Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d'or où l'on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.
Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier; Son œil parfois s'ouvrait comme l'œil d'un vieil aigle; Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!
IV
Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, A travers le chaos des vivantes cités, Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes, Dont autrefois les noms par tous étaient cités.
Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil Vous insulte en passant d'un amour dérisoire; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.
Honteuses d'exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs; Et nul ne vous salue, étranges destinées!
Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 72 / 106
Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, L'œil inquiet, fixé sur vos pas incertains, Tout comme si j'étais votre père, ô merveille!
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins: Je vois s'épanouir vos passions novices; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus; Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices!
Mon âme resplendit de toutes vos vertus!
Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères!
Je vous fais chaque soir un solennel adieu!
Où serez-vous demain, Eves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?
XCII Les Aveugles
Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux!
Pareils aux mannequins; vaguement ridicules; Terribles, singuliers comme les somnambules; Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie, Comme s'ils regardaient au loin, restent levés Au ciel; on ne les voit jamais vers les pavés Pencher rêveusement leur tête appesantie.
Ils traversent ainsi le noir illimité, Ce frère du silence éternel. O cité!
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles, Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité, Vois! je me traîne aussi! mais, plus qu'eux hébété, Je dis: Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles?
XCIII A une passante
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d'une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 73 / 106
Agile et noble, avec sa jambe de statue.