© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 59 / 106
De l'homme vaincu, plein de sanglots et d'insultes, Je l'entends dans le rire énorme de la mer Comme tu me plairais, ô nuit! sans ces étoiles Dont la lumière parle un langage connu!
Car je cherche le vide, et le noir, et le nu!
Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers, Des êtres disparus aux regards familiers.
LXXX Le Goût du Néant
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte, L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur, Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur, Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur, L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute; Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte!
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur!
Le Printemps adorable a perdu son odeur!
Et le Temps m'engloutit minute par minute, Comme la neige immense un corps pris de roideur;
- Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.
Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?
LXXXI Alchimie de la Douleur
L'un t'éclaire avec son ardeur,
L'autre en toi met son deuil, Nature!
Ce qui dit à l'un: Sépulture!
Dit à l'autre: Vie et splendeur!
Hermès inconnu qui m'assistes
Et qui toujours m'intimidas,
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 60 / 106
Tu me rends l'égal de Midas, Le plus triste des alchimistes;
Par toi je change l'or en fer
Et le paradis en enfer;
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.
LXXXII Horreur sympathique
De ce ciel bizarre et livide,
Tourmenté comme ton destin,
Quels pensers dans ton âme vide
Descendent? réponds, libertin.
- Insatiablement avide
De l'obscur et de l'incertain,
Je ne geindrai pas comme Ovide
Chassé du paradis latin.
Cieux déchirés comme des grèves
En vous se mire mon orgueil;
Vos vastes nuages en deuil