te briserai la tĂȘte avec cet escabeau.
â Des menaces ! sâĂ©cria le geĂŽlier en faisant un pas en arriĂšre et en se mettant sur la dĂ©fensive ; dĂ©cidĂ©ment la tĂȘte vous tourne.
LâabbĂ© a commencĂ© comme vous, et dans trois jours vous serez fou Ă lier, comme lui ; heureusement que lâon a des cachots au chĂąteau dâIf. »
DantĂšs prit lâescabeau, et il le fit tournoyer autour de sa tĂȘte.
« Câest bien ! câest bien ! dit le geĂŽlier, eh bien ! puisque vous le voulez absolument, on va prĂ©venir le gouverneur.
â Ă la bonne heure ! » dit DantĂšs en reposant son escabeau sur le sol et en sâasseyant dessus, la tĂȘte basse et les yeux hagards, comme sâil devenait rĂ©ellement insensĂ©.
Le geĂŽlier sortit, et, un instant aprĂšs, rentra avec quatre soldats et un caporal.
« Par ordre du gouverneur, dit-il, descendez le prisonnier un étage au-dessous de celui-ci.
â Au cachot, alors ? dit le caporal.
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â Au cachot. Il faut mettre les fous avec les fous. »
Les quatre soldats sâemparĂšrent de DantĂšs qui tomba dans une espĂšce dâatonie et les suivit sans rĂ©sistance.
On lui fit descendre quinze marches, et on ouvrit la porte dâun cachot dans lequel il entra en murmurant :
« Il a raison, il faut mettre les fous avec les fous. »
La porte se referma, et DantĂšs alla devant lui, les mains Ă©tendues jusquâĂ ce quâil sentĂźt le mur ; alors il sâassit dans un angle et resta immobile, tandis que ses yeux, sâhabituant peu Ă peu Ă lâobscuritĂ©, commençaient Ă distinguer les objets.
Le geĂŽlier avait raison, il sâen fallait de bien peu que DantĂšs ne fĂ»t fou.
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Le soir des fiançailles
Villefort, comme nous lâavons dit, avait repris le chemin de la place du Grand-Cours, et en rentrant dans la maison de Mme de Saint-MĂ©ran, il trouva les convives quâil avait laissĂ©s Ă table passĂ©s au salon en prenant le cafĂ©..
RenĂ©e lâattendait avec une impatience qui Ă©tait partagĂ©e par tout le reste de la sociĂ©tĂ©. Aussi futil accueilli par une exclamation gĂ©nĂ©rale :
« Eh bien, trancheur de tĂȘtes, soutien de lâĂtat, Brutus royaliste ! sâĂ©cria lâun, quây a-t-il ?
voyons !
â Eh bien, sommes-nous menacĂ©s dâun nouveau rĂ©gime de la Terreur ? demanda lâautre.
â Lâogre de Corse serait-il sorti de sa caverne ? demanda un troisiĂšme.
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â Madame la marquise, dit Villefort sâapprochant de sa future belle-mĂšre, je viens vous prier de mâexcuser si je suis forcĂ© de vous quitter ainsi... Monsieur le marquis, pourrais-je avoir lâhonneur de vous dire deux mots en particulier ?
â Ah ! mais câest donc rĂ©ellement grave ?
demanda la marquise, en remarquant le nuage qui obscurcissait le front de Villefort.
â Si grave que je suis forcĂ© de prendre congĂ© de vous pour quelques jours ; ainsi, continua-t-il en se tournant vers RenĂ©e, voyez sâil faut que la chose soit grave.
â Vous partez, monsieur ? sâĂ©cria RenĂ©e, incapable de cacher lâĂ©motion que lui causait cette nouvelle inattendue.
â HĂ©las ! oui, mademoiselle, rĂ©pondit Villefort : il le faut.
â Et oĂč allez-vous donc ? demanda la marquise.
â Câest le secret de la justice, madame ; cependant si quelquâun dâici a des commissions 195
pour Paris, jâai un de mes amis qui partira ce soir et qui sâen chargera avec plaisir. »
Tout le monde se regarda.
« Vous mâavez demandĂ© un moment dâentretien ? dit le marquis.
â Oui, passons dans votre cabinet, sâil vous plaĂźt. »
Le marquis prit le bras de Villefort et sortit avec lui.
« Eh bien, demanda celui-ci en arrivant dans son cabinet, que se passe-t-il donc ? parlez.
â Des choses que je crois de la plus haute gravitĂ©, et qui nĂ©cessitent mon dĂ©part Ă lâinstant mĂȘme pour Paris. Maintenant, marquis, excusez lâindiscrĂšte brutalitĂ© de la question, avez-vous des rentes sur lâĂtat ?
â Toute ma fortune est en inscriptions ; six Ă sept cent mille francs Ă peu prĂšs.
â Eh bien, vendez, marquis, vendez, ou vous ĂȘtes ruinĂ©.
â Mais, comment voulez-vous que je vende 196
dâici ?
â Vous avez un agent de change, nâest-ce pas ?
â Oui.
â Donnez-moi une lettre pour lui, et quâil vende sans perdre une minute, sans perdre une seconde ; peut-ĂȘtre mĂȘme arriverai-je trop tard.
â Diable ! dit le marquis, ne perdons pas de temps. »
Et il se mit Ă table et Ă©crivit une lettre Ă son agent de change, dans laquelle il lui ordonnait de vendre Ă tout prix.