– Allez, monsieur, dit le roi, et si je vous oubliais – la mémoire des rois est courte – ne craignez pas de vous rappeler à mon souvenir...
Monsieur le baron, donnez l’ordre qu’on aille chercher le ministre de la Guerre. Blacas, restez.
– Ah ! monsieur, dit le ministre de la Police à Villefort en sortant des Tuileries, vous entrez par la bonne porte et votre fortune est faite.
– Sera-t-elle longue ? » murmura Villefort en saluant le ministre, dont la carrière était finie, et en cherchant des yeux une voiture pour rentrer chez lui.
Un fiacre passait sur le quai, Villefort lui fit un signe, le fiacre s’approcha ; Villefort donna son adresse et se jeta dans le fond de la voiture, se laissant aller à ses rêves d’ambition. Dix minutes après, Villefort était rentré chez lui ; il commanda ses chevaux pour dans deux heures, et ordonna qu’on lui servît à déjeuner.
Il allait se mettre à table lorsque le timbre de la sonnette retentit sous une main franche et 244
ferme : le valet de chambre alla ouvrir, et Villefort entendit une voix qui prononçait son nom.
« Qui peut déjà savoir que je suis ici ? » se demanda le jeune homme.
En ce moment, le valet de chambre rentra.
« Eh bien, dit Villefort, qu’y a-t-il donc ? qui a sonné ? qui me demande ?
– Un étranger qui ne veut pas dire son nom.
– Comment ! un étranger qui ne veut pas dire son nom ? et que me veut cet étranger ?
– Il veut parler à monsieur.
– À moi ?
– Oui.
– Il m’a nommé ?
– Parfaitement.
– Et quelle apparence a cet étranger ?
– Mais, monsieur, c’est un homme d’une cinquantaine d’années.
– Petit ? grand ?
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– De la taille de monsieur à peu près.
– Brun ou blond ?
– Brun, très brun : des cheveux noirs, des yeux noirs, des sourcils noirs.
– Et vêtu, demanda vivement Villefort, vêtu de quelle façon ?
– D’une grande lévite bleue boutonnée du haut en bas ; décoré de la Légion d’honneur.
– C’est lui, murmura Villefort en pâlissant.
– Eh pardieu ! dit en paraissant sur la porte l’individu dont nous avons déjà donné deux fois le signalement, voilà bien des façons ; est-ce l’habitude à Marseille que les fils fassent faire antichambre à leur père ?
– Mon père ! s’écria Villefort ; je ne m’étais donc pas trompé... et je me doutais que c’était vous.
– Alors, si tu te doutais que c’était moi, reprit le nouveau venu, en posant sa canne dans un coin et son chapeau sur une chaise, permets-moi de te dire, mon cher Gérard, que ce n’est guère aimable à toi de me faire attendre ainsi.
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– Laissez-nous, Germain », dit Villefort.
Le domestique sortit en donnant des marques visibles d’étonnement.
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Le père et le fils
M. Noirtier, car c’était en effet lui-même qui venait d’entrer, suivit des yeux le domestique jusqu’à ce qu’il eût refermé la porte ; puis, craignant sans doute qu’il n’écoutât dans l’antichambre, il alla rouvrir derrière lui : la précaution n’était pas inutile, et la rapidité avec laquelle maître Germain se retira prouva qu’il n’était point exempt du péché qui perdit nos premiers pères. M. Noirtier prit alors la peine d’aller fermer lui-même la porte de l’antichambre, revint fermer celle de la chambre à coucher, poussa les verrous, et revint tendre la main à Villefort, qui avait suivi tous ces mouvements avec une surprise dont il n’était pas encore revenu.
« Ah çà ! sais-tu bien, mon cher Gérard, dit-il 248
au jeune homme en le regardant avec un sourire dont il était assez difficile de définir l’expression, que tu n’as pas l’air ravi de me voir ?
– Si fait, mon père, dit Villefort, je suis enchanté ; mais j’étais si loin de m’attendre à votre visite, qu’elle m’a quelque peu étourdi.