â Ă cent lieues dâici Ă peu prĂšs, dit Faria.
â La chose nâest pas mal imaginĂ©e, dit le gouverneur ; si tous les prisonniers voulaient sâamuser Ă promener leurs gardiens pendant cent lieues, et si les gardiens consentaient Ă faire une pareille promenade, ce serait une excellente chance que les prisonniers se mĂ©nageraient de prendre la clef des champs dĂšs quâils en trouveraient lâoccasion, et pendant un pareil voyage lâoccasion se prĂ©senterait certainement.
â Câest un moyen connu, dit lâinspecteur, et monsieur nâa pas mĂȘme le mĂ©rite de lâinvention. »
Puis, se retournant vers lâabbĂ© :
« Je vous ai demandé si vous étiez bien 307
nourri ? dit-il.
â Monsieur, rĂ©pondit Faria, jurez-moi sur le Christ de me dĂ©livrer si je vous ai dit vrai, et je vous indiquerai lâendroit oĂč le trĂ©sor est enfoui.
â Ătes-vous bien nourri ? rĂ©pĂ©ta lâinspecteur.
â Monsieur, vous ne risquez rien ainsi, et vous voyez bien que ce nâest pas pour me mĂ©nager une chance pour me sauver, puisque je resterai en prison tandis quâon fera le voyage.
â Vous ne rĂ©pondez pas Ă ma question, reprit avec impatience lâinspecteur.
â Ni vous Ă ma demande ! sâĂ©cria lâabbĂ©.
Soyez donc maudit comme les autres insensĂ©s qui nâont pas voulu me croire ! Vous ne voulez pas de mon or, je le garderai ; vous me refusez la libertĂ©, Dieu me lâenverra. Allez, je nâai plus rien Ă dire. »
Et lâabbĂ©, rejetant sa couverture, ramassa son morceau de plĂątre, et alla sâasseoir de nouveau au milieu de son cercle, oĂč il continua ses lignes et ses calculs.
« Que fait-il lĂ ? dit lâinspecteur en se retirant.
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â Il compte ses trĂ©sors », reprit le gouverneur.
Faria rĂ©pondit Ă ce sarcasme par un coup dâĆil empreint du plus suprĂȘme mĂ©pris.
Ils sortirent. Le geĂŽlier ferma la porte derriĂšre eux.
« Il aura, en effet, possĂ©dĂ© quelques trĂ©sors, dit lâinspecteur en remontant lâescalier.
â Ou il aura rĂȘvĂ© quâil les possĂ©dait, rĂ©pondit le gouverneur, et le lendemain il se sera rĂ©veillĂ© fou.
â En effet, dit lâinspecteur avec la naĂŻvetĂ© de la corruption ; sâil eĂ»t Ă©tĂ© rĂ©ellement riche, il ne serait pas en prison. »
Ainsi finit lâaventure pour lâabbĂ© Faria. Il demeura prisonnier, et, Ă la suite de cette visite, sa rĂ©putation de fou rĂ©jouissant sâaugmenta encore.
Caligula ou NĂ©ron, ces grands chercheurs de trĂ©sors, ces dĂ©sireurs de lâimpossible, eussent prĂȘtĂ© lâoreille aux paroles de ce pauvre homme et lui eussent accordĂ© lâair quâil dĂ©sirait, lâespace quâil estimait Ă un si haut prix, et la libertĂ© quâil 309
offrait de payer si cher. Mais les rois de nos jours, maintenus dans la limite du probable, nâont plus lâaudace de la volontĂ© ; ils craignent lâoreille qui Ă©coute les ordres quâils donnent, lâĆil qui scrute leurs actions ; ils ne sentent plus la supĂ©rioritĂ© de leur essence divine ; ils sont des hommes couronnĂ©s, voilĂ tout. Jadis, ils se croyaient, ou du moins se disaient fils de Jupiter, et retenaient quelque chose des façons du dieu leur pĂšre : on ne contrĂŽle pas facilement ce qui se passe au-delĂ des nuages ; aujourdâhui, les rois se laissent aisĂ©ment rejoindre. Or, comme il a toujours rĂ©pugnĂ© au gouvernement despotique de montrer au grand jour les effets de la prison et de la torture ; comme il y a peu dâexemples quâune victime des inquisitions ait pu reparaĂźtre avec ses os broyĂ©s et ses plaies saignantes, de mĂȘme la folie, cet ulcĂšre nĂ© dans la fange des cachots Ă la suite des tortures morales, se cache presque toujours avec soin dans le lieu oĂč elle est nĂ©e, ou, si elle en sort, elle va sâensevelir dans quelque hĂŽpital sombre, oĂč les mĂ©decins ne reconnaissent ni lâhomme ni la pensĂ©e dans le dĂ©bris informe que leur transmet le geĂŽlier fatiguĂ©.
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LâabbĂ© Faria, devenu fou en prison, Ă©tait condamnĂ©, par sa folie mĂȘme, Ă une prison perpĂ©tuelle.
Quant Ă DantĂšs, lâinspecteur lui tint parole. En remontant chez le gouverneur, il se fit prĂ©senter le registre dâĂ©crou. La note concernant le prisonnier Ă©tait ainsi conçue :
Bonapartiste enragĂ© : a pris une partactive au retour de lâĂźle dâElbe.
EDMOND DANTĂS.
Ă tenir au plus grand secret et sous la plusstricte surveillance.
Cette note Ă©tait dâune autre Ă©criture et dâune encre diffĂ©rente que le reste du registre, ce qui prouvait quâelle avait Ă©tĂ© ajoutĂ©e depuis lâincarcĂ©ration de DantĂšs.
Lâaccusation Ă©tait trop positive pour essayer de la combattre. Lâinspecteur Ă©crivit donc au-dessous de lâaccolade :
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« Rien à faire. »
Cette visite avait, pour ainsi dire, ravivĂ© DantĂšs depuis quâil Ă©tait entrĂ© en prison, il avait oubliĂ© de compter les jours, mais lâinspecteur lui avait donnĂ© une nouvelle date et DantĂšs ne lâavait pas oubliĂ©e. DerriĂšre lui, il Ă©crivit sur le mur, avec un morceau de plĂątre dĂ©tachĂ© de son plafond, 30 juillet 1816, et, Ă partir de ce moment, il fit un cran chaque jour pour que la mesure du temps ne lui Ă©chappĂąt plus.
Les jours sâĂ©coulĂšrent, puis les semaines, puis les mois : DantĂšs attendait toujours, il avait commencĂ© par fixer Ă sa libertĂ© un terme de quinze jours. En mettant Ă suivre son affaire la moitiĂ© de lâintĂ©rĂȘt quâil avait paru Ă©prouver, lâinspecteur devait avoir assez de quinze jours.
Ces quinze jours Ă©coulĂ©s, il se dit quâil Ă©tait absurde Ă lui de croire que lâinspecteur se serait occupĂ© de lui avant son retour Ă Paris ; or, son retour Ă Paris ne pouvait avoir lieu que lorsque sa tournĂ©e serait finie, et sa tournĂ©e pouvait durer un mois ou deux ; il se donna donc trois mois au lieu de quinze jours. Les trois mois Ă©coulĂ©s, un autre 312
raisonnement vint Ă son aide, qui fit quâil sâaccorda six mois, mais ces six mois Ă©coulĂ©s, en mettant les jours au bout les uns des autres, il se trouvait quâil avait attendu dix mois et demi.
Pendant ces dix mois, rien nâavait Ă©tĂ© changĂ© au rĂ©gime de sa prison ; aucune nouvelle consolante ne lui Ă©tait parvenue ; le geĂŽlier interrogĂ© Ă©tait muet, comme dâhabitude. DantĂšs commença Ă douter de ses sens, Ă croire que ce quâil prenait pour un souvenir de sa mĂ©moire nâĂ©tait rien autre chose quâune hallucination de son cerveau, et que cet ange consolateur qui Ă©tait apparu dans sa prison y Ă©tait descendu sur lâaile dâun rĂȘve.
Au bout dâun an, le gouverneur fut changĂ©, il avait obtenu la direction du fort de Ham ; il emmena avec lui plusieurs de ses subordonnĂ©s et, entre autres, le geĂŽlier de DantĂšs. Un nouveau gouverneur arriva ; il eĂ»t Ă©tĂ© trop long pour lui dâapprendre les noms de ses prisonniers, il se fit reprĂ©senter seulement leurs numĂ©ros. Cet horrible hĂŽtel garni se composait de cinquante chambres ; leurs habitants furent appelĂ©s du numĂ©ro de la chambre quâils occupaient, et le malheureux jeune homme cessa de sâappeler de son prĂ©nom 313
dâEdmond ou de son nom de DantĂšs, il sâappela le n° 34.
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Le numéro 34 et le numéro 27
DantÚs passa tous les degrés du malheur que subissent les prisonniers oubliés dans une prison.
Il commença par lâorgueil, qui est une suite de lâespoir et une conscience de lâinnocence ; puis il en vint Ă douter de son innocence, ce qui ne justifiait pas mal les idĂ©es du gouverneur sur lâaliĂ©nation mentale ; enfin il tomba du haut de son orgueil, il pria, non pas encore Dieu, mais les hommes ; Dieu est le dernier recours. Le malheureux, qui devrait commencer par le Seigneur, nâen arrive Ă espĂ©rer en lui quâaprĂšs avoir Ă©puisĂ© toutes les autres espĂ©rances.
DantĂšs pria donc quâon voulĂ»t bien le tirer de son cachot pour le mettre dans un autre, fĂ»t-il plus noir et plus profond. Un changement, mĂȘme dĂ©savantageux, Ă©tait toujours un changement, et 315
procurerait Ă DantĂšs une distraction de quelques jours. Il pria quâon lui accordĂąt la promenade, lâair, des livres, des instruments. Rien de tout cela ne lui fut accordĂ© ; mais nâimporte, il demandait toujours. Il sâĂ©tait habituĂ© Ă parler Ă son nouveau geĂŽlier, quoiquâil fĂ»t encore, sâil Ă©tait possible, plus muet que lâancien ; mais parler Ă un homme, mĂȘme Ă un muet, Ă©tait encore un plaisir. DantĂšs parlait pour entendre le son de sa propre voix : il avait essayĂ© de parler lorsquâil Ă©tait seul, mais alors il se faisait peur.
Souvent, du temps quâil Ă©tait en libertĂ©, DantĂšs sâĂ©tait fait un Ă©pouvantail de ces chambrĂ©es de prisonniers, composĂ©es de vagabonds, de bandits et dâassassins, dont la joie ignoble met en commun des orgies inintelligibles et des amitiĂ©s effrayantes. Il en vint Ă souhaiter dâĂȘtre jetĂ© dans quelquâun de ces bouges, afin de voir dâautres visages que celui de ce geĂŽlier impassible qui ne voulait point parler ; il regrettait le bagne avec son costume infamant, sa chaĂźne au pied, sa flĂ©trissure sur lâĂ©paule. Au moins, les galĂ©riens Ă©taient dans la sociĂ©tĂ© de leurs semblables, ils respiraient lâair, ils voyaient le ciel ; les galĂ©riens 316
Ă©taient bien heureux.