Au grincement des massives serrures, au cri des gonds rouillés tournant sur leurs pivots, Dantès, accroupi dans un angle de son cachot, où il recevait avec un bonheur indicible le mince rayon du jour qui filtrait à travers un étroit soupirail grillé, releva la tête. À la vue d’un homme inconnu, éclairé par deux porte-clefs tenant des torches, et auquel le gouverneur parlait le chapeau à la main, accompagné par deux soldats, Dantès devina ce dont il s’agissait, et, voyant enfin se présenter une occasion d’implorer une autorité supérieure, bondit en avant les mains jointes.
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Les soldats croisèrent aussitôt la baïonnette, car ils crurent que le prisonnier s’élançait vers l’inspecteur avec de mauvaises intentions.
L’inspecteur lui-même fit un pas en arrière.
Dantès vit qu’on l’avait présenté comme homme à craindre.
Alors, il réunit dans son regard tout ce que le cœur de l’homme peut contenir de mansuétude et d’humilité, et s’exprimant avec une sorte d’éloquence pieuse qui étonna les assistants, il essaya de toucher l’âme de son visiteur.
L’inspecteur écouta le discours de Dantès, jusqu’au bout, puis se tournant vers le gouverneur :
« Il tournera à la dévotion, dit-il à mi-voix ; il est déjà disposé à des sentiments plus doux.
Voyez, la peur fait son effet sur lui ; il a reculé devant les baïonnettes ; or, un fou ne recule devant rien : j’ai fait sur ce sujet des observations bien curieuses à Charenton. »
Puis, se retournant vers le prisonnier :
« En résumé, dit-il, que demandez-vous ?
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– Je demande quel crime j’ai commis ; je demande que l’on me donne des juges ; je demande que mon procès soit instruit ; je demande enfin que l’on me fusille si je suis coupable, mais aussi qu’on me mette en liberté si je suis innocent.
– Êtes-vous bien nourri ? demanda l’inspecteur.
– Oui, je le crois, je n’en sais rien. Mais cela importe peu ; ce qui doit importer, non seulement à moi, malheureux prisonnier, mais encore à tous les fonctionnaires rendant la justice, mais encore au roi qui nous gouverne, c’est qu’un innocent ne soit pas victime d’une dénonciation infâme et ne meure pas sous les verrous en maudissant ses bourreaux.
– Vous êtes bien humble aujourd’hui, dit le gouverneur ; vous n’avez pas toujours été comme cela. Vous parliez tout autrement, mon cher ami, le jour où vous vouliez assommer votre gardien.
– C’est vrai, monsieur, dit Dantès, et j’en demande bien humblement pardon à cet homme qui a toujours été bon pour moi... Mais, que 294
voulez-vous ? j’étais fou, j’étais furieux.
– Et vous ne l’êtes plus ?
– Non, monsieur, car la captivité m’a plié, brisé, anéanti... Il y a si longtemps que je suis ici !
– Si longtemps ?... et à quelle époque avez-vous été arrêté ? demanda l’inspecteur.
– Le 28 février 1815, à deux heures de l’après-midi. »
L’inspecteur calcula.
« Nous sommes au 30 juillet 1816 ; que dites-vous donc ? il n’y a que dix-sept mois que vous êtes prisonnier.
– Que dix-sept mois ! reprit Dantès. Ah !
monsieur, vous ne savez pas ce que c’est que dix-sept mois de prison : dix-sept années, dix-sept siècles ; surtout pour un homme qui, comme moi, touchait au bonheur, pour un homme qui, comme moi, allait épouser une femme aimée, pour un homme qui voyait s’ouvrir devant lui une carrière honorable, et à qui tout manque à l’instant ; qui, du milieu du jour le plus beau, tombe dans la nuit 295
la plus profonde, qui voit sa carrière détruite, qui ne sait si celle qui l’aimait l’aime toujours, qui ignore si son vieux père est mort ou vivant. Dix-sept mois de prison, pour un homme habitué à l’air de la mer, à l’indépendance du marin, à l’espace, à l’immensité, à l’infini ! Monsieur, dix-sept mois de prison, c’est plus que ne le méritent tous les crimes que désigne par les noms les plus odieux la langue humaine. Ayez donc pitié de moi, monsieur, et demandez pour moi, non pas l’indulgence, mais la rigueur ; non pas une grâce, mais un jugement ; des juges, monsieur, je ne demande que des juges ; on ne peut pas refuser des juges à un accusé.
– C’est bien, dit l’inspecteur, on verra. »
Puis, se retournant vers le gouverneur :
« En vérité, dit-il, le pauvre diable me fait de la peine. En remontant, vous me montrerez son livre d’écrou.
– Certainement, dit le gouverneur ; mais je crois que vous trouverez contre lui des notes terribles.
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– Monsieur, continua Dantès, je sais que vous ne pouvez pas me faire sortir d’ici de votre propre décision ; mais vous pouvez transmettre ma demande à l’autorité, vous pouvez provoquer une enquête, vous pouvez, enfin, me faire mettre en jugement : un jugement, c’est tout ce que je demande ; que je sache quel crime j’ai commis, et à quelle peine je suis condamné ; car, voyez-vous, l’incertitude, c’est le pire de tous les supplices.
– Éclairez-moi, dit l’inspecteur.
– Monsieur, s’écria Dantès, je comprends, au son de votre voix, que vous êtes ému. Monsieur, dites-moi d’espérer.
– Je ne puis vous dire cela, répondit l’inspecteur, je puis seulement vous promettre d’examiner votre dossier.
– Oh ! alors, monsieur, je suis libre, je suis sauvé.
– Qui vous a fait arrêter ? demanda l’inspecteur.
– M. de Villefort, répondit Dantès. Voyez-le et 297
entendez-vous avec lui.