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Étienne s’était penché, derrière le dos du président, pour apaiser Maheu, très rouge, mis hors de lui par ce discours d’hypocrite.

– Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole.

Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, pénible et rauque ; mais il s’y était habitué, toujours en course, promenant sa laryngite avec son programme. Peu à peu, il l’enflait et en tirait des effets pathétiques. Les 476

bras ouverts, accompagnant les périodes d’un balancement d’épaules, il avait une éloquence qui tenait du prône, une façon religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le ronflement monotone finissait par convaincre.

Et il plaça son discours sur la grandeur et les bienfaits de l’Internationale, celui qu’il déballait d’abord, dans les localités où il débutait. Il en expliqua le but, l’émancipation des travailleurs ; il en montra la structure grandiose, en bas la commune, plus haut la province, plus haut encore la nation, et tout au sommet l’humanité. Ses bras s’agitaient lentement, entassaient les étages, dressaient l’immense cathédrale du monde futur.

Puis, c’était l’administration intérieure : il lut les statuts, parla des congrès, indiqua l’importance croissante de l’œuvre, l’élargissement du programme, qui, parti de la discussion des salaires, s’attaquait maintenant à la liquidation sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de nationalités, les ouvriers du monde entier réunis dans un besoin commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise, fondant enfin la société libre, où celui qui ne travaillerait pas ne 477

récolterait pas ! Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le plafond enfumé dont l’écrasement rabattait les éclats de sa voix.

Une houle agita les têtes. Quelques-uns crièrent :

– C’est ça !... Nous en sommes !

Lui, continuait. C’était la conquête du monde avant trois ans. Et il énumérait les peuples conquis. De tous côtés pleuvaient les adhésions.

Jamais religion naissante n’avait fait tant de fidèles. Puis, quand on serait les maîtres, on dicterait des lois aux patrons, ils auraient à leur tour le poing sur la gorge.

– Oui ! oui !... C’est eux qui descendront !

D’un geste, il réclama le silence. Maintenant, il abordait la question des grèves. En principe, il les désapprouvait, elles étaient un moyen trop lent, qui aggravait plutôt les souffrances de l’ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand elles devenaient inévitables, il fallait s’y résoudre, car elles avaient l’avantage de désorganiser le capital. Et, dans ce cas, il montrait 478

l’Internationale comme une providence pour les grévistes, il citait des exemples : à Paris, lors de la grève des bronziers, les patrons avaient tout accordé d’un coup, pris de terreur à la nouvelle que l’Internationale envoyait des secours ; à Londres, elle avait sauvé les mineurs d’une houillère, en rapatriant à ses frais un convoi de Belges, appelés par le propriétaire de la mine. Il suffisait d’adhérer, les Compagnies tremblaient, les ouvriers entraient dans la grande armée des travailleurs, décidés à mourir les uns pour les autres, plutôt que de rester les esclaves de la société capitaliste.

Des applaudissements l’interrompirent. Il s’essuyait le front avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coupèrent la parole.

– Ça y est ! dit-il rapidement à Étienne. Ils en ont assez... Vite ! les cartes !

Il avait plongé sous la table, il reparut avec la petite caisse de bois noir.

– Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, 479

voici les cartes des membres. Que vos délégués s’approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront... Plus tard, on réglera tout.

Rasseneur s’élança, protesta encore. De son côté, Étienne s’agitait, ayant à prononcer un discours. Une confusion extrême s’ensuivit.

Levaque lançait les poings en avant, comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu’on pût distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de tumulte, une poussière montait du parquet, la poussière volante des anciens bals, empoisonnant l’air de l’odeur forte des herscheuses et des galibots.

Brusquement, la petite porte s’ouvrit, la veuve Désir l’emplit de son ventre et de sa gorge, en disant d’une voix tonnante :

– Taisez-vous donc, nom de Dieu !... V’là les gendarmes !

C’était le commissaire de l’arrondissement qui arrivait, un peu tard, pour dresser procès-verbal et dissoudre la réunion. Quatre gendarmes l’accompagnaient. Depuis cinq minutes, la veuve les amusait à la porte, en répondant qu’elle était 480

chez elle, qu’on avait bien le droit de réunir des amis. Mais on l’avait bousculée, et elle accourait prévenir ses enfants.

– Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. Ça ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur la ruelle... Dépêchez-vous donc !

Déjà, le commissaire frappait à coups de poing ; et, comme on n’ouvrait pas, il menaçait d’enfoncer la porte. Un mouchard avait dû parler, car il criait que la réunion était illégale, un grand nombre de mineurs se trouvant là sans lettre d’invitation.

Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se sauver ainsi, on n’avait pas même voté, ni pour l’adhésion, ni pour la continuation de la grève. Tous s’entêtaient à parler à la fois.

Enfin, le président eut l’idée d’un vote par acclamation. Des bras se levèrent, les délégués déclarèrent en hâte qu’ils adhéraient au nom des camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille charbonniers de Montsou devinrent membres de l’Internationale.

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Cependant, la débandade commençait.

Protégeant la retraite, la veuve Désir était allée s’accoter contre la porte, que les crosses des gendarmes ébranlaient dans son dos. Les mineurs enjambaient les bancs, s’échappaient à la file, par la cuisine et le bûcher. Rasseneur disparut un des premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses injures, rêvant de se faire offrir une chope, pour se remettre. Étienne, après s’être emparé de la petite caisse, attendait avec Pluchart et Maheu, qui tenaient à honneur de sortir les derniers.

Comme ils partaient, la serrure sauta, le commissaire se trouva en présence de la veuve, dont la gorge et le ventre faisaient encore barricade.

– Ça vous avance à grand-chose, de tout casser chez moi ! dit-elle. Vous voyez bien qu’il n’y a personne.

Le commissaire, un homme lent, que les drames ennuyaient, menaça simplement de la conduire en prison. Et il s’en alla pour verbaliser, il remmena ses quatre gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et de Mouquet, qui, pris 482

d’admiration devant la bonne blague des camarades, se fichaient de la force armée.

Dehors, dans la ruelle, Étienne, embarrassé de la caisse, galopa, suivi des autres. L’idée brusque de Pierron lui vint, il demanda pourquoi on ne l’avait pas vu ; et Maheu, tout en courant, répondit qu’il était malade : une maladie complaisante, la peur de se compromettre. On voulait retenir Pluchart ; mais, sans s’arrêter, il déclara qu’il repartait à l’instant pour Joiselle, où Legoujeux attendait des ordres. Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit pas la course, les talons en l’air, tous lancés au travers de Montsou.

Des mots s’échangeaient, entrecoupés par le halètement des poitrines. Étienne et Maheu riaient de confiance, certains désormais du triomphe : lorsque l’Internationale aurait envoyé des secours, ce serait la Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail. Et, dans cet élan d’espoir, dans ce galop de gros souliers sonnant sur le pavé des routes, il y avait autre chose encore, quelque chose d’assombri et de farouche, une violence dont le vent allait enfiévrer les corons, aux quatre coins du pays.

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V

Une autre quinzaine s’écoula. On était aux premiers jours de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient l’immense plaine. Et la misère avait empiré encore, les corons agonisaient d’heure en heure, sous la disette croissante. Quatre mille francs, envoyés de Londres, par l’Internationale, n’avaient pas donné trois jours de pain. Puis, rien n’était venu. Cette grande espérance morte abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque leurs frères eux-mêmes les abandonnaient ? Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isolés du monde.

Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante. Étienne s’était multiplié avec les délégués : on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes voisines, et jusqu’à Paris ; on faisait des quêtes, on organisait des conférences. Ces efforts 484

n’aboutissaient guère, l’opinion, qui s’était émue d’abord, devenait indifférente, depuis que la grève s’éternisait, très calme, sans drames passionnants. À peine de maigres aumônes suffisaient-elles à soutenir les familles les plus pauvres. Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant pièce à pièce le ménage. Tout filait chez les brocanteurs, la laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles même. Un instant, on s’était cru sauvé, les petits détaillants de Montsou, tués par Maigrat, avaient offert des crédits, pour tâcher de lui reprendre la clientèle ; et, durant une semaine, Verdonck l’épicier, les deux boulangers Carouble et Smelten tinrent en effet boutique ouverte ; mais leurs avances s’épuisaient, les trois s’arrêtèrent. Des huissiers s’en réjouirent, il n’en résultait qu’un écrasement de dettes, qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de crédit nulle part, plus une vieille casserole à vendre, on pouvait se coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux.

Étienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonné ses appointements, il était allé à Marchiennes engager son pantalon et sa redingote 485

de drap, heureux de faire bouillir encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il. Son désespoir était que la grève se fût produite trop tôt, lorsque la caisse de prévoyance n’avait pas eu le temps de s’emplir. Il y voyait la cause unique du désastre, car les ouvriers triompheraient sûrement des patrons, le jour où ils trouveraient dans l’épargne l’argent nécessaire à la résistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de pousser à la grève, pour détruire les premiers fonds de la caisse.

La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans feu, le bouleversait. Il préférait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu’il passait près de Réquillart, il avait aperçu, au bord de la route, une vieille femme évanouie. Sans doute, elle se mourait d’inanition ; et, après l’avoir relevée, il s’était mis à héler une fille, qu’il voyait de l’autre côté de la palissade.

– Tiens ! c’est toi, dit-il en reconnaissant la 486

Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose.

La Mouquette, apitoyée aux larmes, rentra vivement chez elle, dans la masure branlante que son père s’était ménagée au milieu des décombres. Elle en ressortit aussitôt avec du genièvre et un pain. Le genièvre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain, goulûment. C’était la mère d’un mineur, elle habitait un coron, du côté de Cougny, et elle était tombée là, en revenant de Joiselle, où elle avait tenté vainement d’emprunter dix sous à une sœur.

Lorsqu’elle eut mangé, elle s’en alla, étourdie.

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