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Étienne était resté dans le champ vague de Réquillar, dont les hangars écroulés disparaissaient sous les ronces.

– Eh bien ! tu n’entres pas boire un petit verre ? lui demanda la Mouquette gaiement.

Et, comme il hésitait :

– Alors, tu as toujours peur de moi ?

Il la suivit, gagné par son rire. Ce pain qu’elle avait donné de si grand cœur l’attendrissait. Elle 487

ne voulut pas le recevoir dans la chambre du père, elle l’emmena dans sa chambre à elle, où elle versa tout de suite deux petits verres de genièvre. Cette chambre était très propre, il lui en fit compliment. D’ailleurs, la famille ne semblait manquer de rien : le père continuait son service de palefrenier, au Voreux ; et elle, histoire de ne pas vivre les bras croisés, s’était mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n’en est pas plus fainéante pour ça.

– Dis ? murmura-t-elle tout d’un coup, en venant le prendre gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m’aimer ?

Il ne put s’empêcher de rire, lui aussi, tellement elle avait lancé ça d’un air mignon.

– Mais je t’aime bien, répondit-il.

– Non, non, pas comme je veux... Tu sais que j’en meurs d’envie. Dis ? ça me ferait tant plaisir !

C’était vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la regardait toujours, se collant à lui, 488

l’étreignant de ses deux bras frissonnants, la face levée dans une telle supplication d’amour, qu’il en était très touché. Sa grosse figure ronde n’avait rien de beau, avec son teint jauni, mangé par le charbon ; mais ses yeux luisaient d’une flamme, il lui sortait de la peau un charme, un tremblement de désir, qui la rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble, si ardent, il n’osa plus refuser.

– Oh ! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh !

tu veux bien !

Et elle se livra dans une maladresse et un évanouissement de vierge, comme si c’était la première fois, et qu’elle n’eût jamais connu d’homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui déborda de reconnaissance : elle lui disait merci, elle lui baisait les mains.

Étienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. On ne se vantait pas d’avoir eu la Mouquette. En s’en allant, il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle était une brave fille.

Quand il rentra au coron, d’ailleurs, des choses 489

graves qu’il apprit lui firent oublier l’aventure. Le bruit courait que la Compagnie consentirait peut-être à une concession, si les délégués tentaient une nouvelle démarche près du directeur. Du moins, des porions avaient répandu ce bruit. La vérité était que, dans la lutte engagée, la mine souffrait pis encore que les mineurs. Des deux côtés, l’obstination entassait des ruines : tandis que le travail crevait de faim, le capital se détruisait. Chaque jour de chômage emportait des centaines de mille francs. Toute machine qui s’arrête est une machine morte. L’outillage et le matériel s’altéraient, l’argent immobilisé fondait, comme une eau bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille s’épuisait sur le carreau des fosses, la clientèle parlait de s’adresser en Belgique ; et il y avait là, pour l’avenir, une menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce qu’elle cachait avec soin, c’étaient les dégâts croissants, dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts, des éboulements se produisaient à chaque heure.

Bientôt, les désastres étaient devenus tels, qu’ils 490

devaient nécessiter de longs mois de réparation, avant que l’abattage pût être repris. Déjà, des histoires couraient la contrée : à Crèvecœur, trois cents mètres de voie s’étaient effondrés d’un bloc, bouchant l’accès de la veine Cinq-Paumes ; à Madeleine, la veine Mougrétout s’émiettait et s’emplissait d’eau. La Direction refusait d’en convenir, lorsque, brusquement, deux accidents, l’un sur l’autre, l’avaient forcée d’avouer. Un matin, près de la Piolaine, on trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou, éboulée de la veille ; et, le lendemain, ce fut un affaissement intérieur du Voreux qui ébranla tout un coin de faubourg, au point que deux maisons faillirent disparaître.

Étienne et les délégués hésitaient à risquer une démarche sans connaître les intentions de la Régie. Dansaert, qu’ils interrogèrent, évita de répondre : certainement, on déplorait le malentendu, on ferait tout au monde afin d’amener une entente ; mais il ne précisait pas. Ils finirent par décider qu’ils se rendraient près de monsieur Hennebeau, pour mettre la raison de leur côté ; car ils ne voulaient pas qu’on les 491

accusât plus tard d’avoir refusé à la Compagnie une occasion de reconnaître ses torts. Seulement, ils jurèrent de ne céder sur rien, de maintenir quand même leurs conditions, qui étaient les seules justes.

L’entrevue eut lieu le mardi matin, le jour où le coron tombait à la misère noire. Elle fut moins cordiale que la première. Maheu parla encore, expliqua que les camarades les envoyaient demander si ces messieurs n’avaient rien de nouveau à leur dire. D’abord, monsieur Hennebeau affecta la surprise : aucun ordre ne lui était parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les mineurs s’entêteraient dans leur révolte détestable ; et cette raideur autoritaire produisit l’effet le plus fâcheux, à tel point que, si les délégués s’étaient dérangés avec des intentions conciliantes, la façon dont on les recevait aurait suffi à les faire s’obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien chercher un terrain de concessions mutuelles : ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du boisage à part, tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux centimes dont on 492

l’accusait de profiter. Du reste, il ajoutait qu’il prenait l’offre sur lui, que rien n’était résolu, qu’il se flattait pourtant d’obtenir à Paris cette concession. Mais les délégués refusèrent et répétèrent leurs exigences : le maintien de l’ancien système, avec une hausse de cinq centimes par berline. Alors, il avoua qu’il pouvait traiter tout de suite, il les pressa d’accepter, au nom de leurs femmes et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux à terre, le crâne dur, ils dirent non, toujours non, d’un branle farouche.

On se sépara brutalement. Monsieur Hennebeau faisait claquer les portes. Étienne, Maheu et les autres s’en allaient, tapant leurs gros talons sur le pavé, dans la rage muette des vaincus poussés à bout.

Vers deux heures, les femmes du coron tentèrent, de leur côté, une démarche près de Maigrat. Il n’y avait plus que cet espoir, fléchir cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de crédit. C’était une idée de la Maheude, qui comptait souvent trop sur le bon cœur des gens.

Elle décida la Brûlé et la Levaque à l’accompagner ; quant à la Pierronne, elle 493

s’excusa, elle raconta qu’elle ne pouvait quitter Pierron, dont la maladie n’en finissait pas de guérir. D’autres femmes se joignirent à la bande, elles étaient bien une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la largeur de la route, sombres et misérables, ils hochèrent la tête d’inquiétude. Des portes se fermèrent, une dame cacha son argenterie. On les rencontrait ainsi pour la première fois, et rien n’était d’un plus mauvais signe : d’ordinaire, tout se gâtait, quand les femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut une scène violente. D’abord, il les avait fait entrer, ricanant, feignant de croire qu’elles venaient payer leurs dettes : ça, c’était gentil, de s’être entendu, pour apporter l’argent d’un coup. Puis, dès que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s’emporter. Est-ce qu’elles se fichaient du monde ? Encore du crédit, elles rêvaient donc de le mettre sur la paille ? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de pain ! Et il les renvoyait à l’épicier Verdonck, aux boulangers Carouble et Smelten, puisqu’elles se servaient chez eux, maintenant. Les femmes l’écoutaient d’un air 494

d’humilité peureuse, s’excusaient, guettaient dans ses yeux s’il se laissait attendrir. Il recommença à dire des farces, il offrit sa boutique à la Brûlé, si elle le prenait pour galant. Une telle lâcheté les tenait toutes, qu’elles en rirent ; et la Levaque renchérit, déclara qu’elle voulait bien, elle. Mais il fut aussitôt grossier, il les poussa vers la porte.

Comme elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres, sur le trottoir, le traitèrent de vendu, tandis que la Maheude, les deux bras en l’air dans un élan d’indignation vengeresse, appelait la mort, en criant qu’un homme pareil ne méritait pas de manger.

Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes rentrèrent les mains vides, les hommes les regardèrent, puis baissèrent la tête. C’était fini, la journée s’achèverait sans une cuillerée de soupe ; et les autres journées s’étendaient dans une ombre glacée, où ne luisait pas un espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre.

Cet excès de misère les faisait s’entêter davantage, muets, comme des bêtes traquées, résolues à mourir au fond de leur trou, plutôt que d’en sortir. Qui aurait osé parler le premier de 495

soumission ? on avait juré avec les camarades de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu’on tenait à la fosse, quand il y en avait un sous un éboulement. Ça se devait, ils étaient là-bas à une bonne école pour savoir se résigner ; on pouvait se serrer le ventre pendant huit jours, lorsqu’on avalait le feu et l’eau depuis l’âge de douze ans ; et leur dévouement se doublait ainsi d’un orgueil de soldats, d’hommes fiers de leur métier, ayant pris dans leur lutte quotidienne contre la mort, une vantardise du sacrifice.

Chez les Maheu, la soirée fut affreuse. Tous se taisaient, assis devant le feu mourant, où fumait la dernière pâtée d’escaillage. Après avoir vidé les matelas poignée à poignée, on s’était décidé l’avant-veille à vendre pour trois francs le coucou ; et la pièce semblait nue et morte, depuis que le tic-tac familier ne l’emplissait plus de son bruit. Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d’autre luxe que la boîte de carton rose, un ancien cadeau de Maheu, auquel la Maheude tenait comme à un bijou. Les deux bonnes chaises étaient parties, le père Bonnemort et les enfants se serraient sur un vieux banc moussu, 496

rentré du jardin. Et le crépuscule livide qui tombait semblait augmenter le froid.

– Quoi faire ? répéta la Maheude, accroupie au coin du fourneau.

Étienne, debout, regardait les portraits de l’empereur et de l’impératrice, collés contre le mur. Il les en aurait arrachés depuis longtemps, sans la famille qui les défendait, pour l’ornement.

Aussi murmura-t-il, les dents serrées :

– Et dire qu’on n’aurait pas deux sous de ces jean-foutre qui nous regardent crever !

– Si je portais la boîte ? reprit la femme toute pâle, après une hésitation.

Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et la tête sur la poitrine, s’était redressé.

– Non, je ne veux pas !

Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la pièce. Était-ce Dieu possible, d’en être réduit à cette misère ! le buffet sans une miette, plus rien à vendre, pas même une idée pour avoir un pain ! Et le feu qui allait s’éteindre ! Elle 497

s’emporta contre Alzire qu’elle avait envoyée le matin aux escarbilles, sur le terri, et qui était revenue les mains vides, en disant que la Compagnie défendait la glane. Est-ce qu’on ne s’en foutait pas, de la Compagnie ? comme si l’on volait quelqu’un, à ramasser les brins de charbon perdus ! La petite, désespérée, racontait qu’un homme l’avait menacée d’une gifle ; puis, elle promit d’y retourner, le lendemain, et de se laisser battre.

– Et ce bougre de Jeanlin ? cria la mère, où est-il encore, je vous le demande ?... Il devait apporter de la salade : on en aurait brouté comme des bêtes, au moins ! Vous verrez qu’il ne rentrera pas. Hier déjà, il a découché. Je ne sais ce qu’il trafique, mais la rosse a toujours l’air d’avoir le ventre plein.

– Peut-être, dit Étienne, ramasse-t-il des sous sur la route.

Du coup, elle brandit les deux poings, hors d’elle.

– Si je savais ça !... Mes enfants mendier !

J’aimerais mieux les tuer et me tuer ensuite.

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