Mais elle a eu peur de recevoir des pierres...
Tous l’interrompirent d’un grand éclat de gaieté. On trouvait l’histoire drôle.
– Chut ! dit monsieur Hennebeau contrarié, en regardant les fenêtres, d’où l’on voyait la route.
Le pays n’a pas besoin de savoir que nous recevons, ce matin.
– Voici toujours un rond de saucisson qu’ils n’auront pas, déclara monsieur Grégoire.
Les rires recommencèrent, mais plus discrets.
Chaque convive se mettait à l’aise, dans cette salle tendue de tapisseries flamandes, meublée de vieux bahuts de chêne. Des pièces d’argenterie luisaient derrière les vitraux des crédences ; et il 393
y avait une grande suspension en cuivre rouge, dont les rondeurs polies reflétaient un palmier et un aspidistra, verdissant dans des pots de majolique. Dehors, la journée de décembre était glacée par une aigre bise du nord-est. Mais pas un souffle n’entrait, il faisait là une tiédeur de serre, qui développait l’odeur fine d’un ananas, coupé au fond d’une jatte de cristal.
– Si l’on fermait les rideaux ? proposa Négrel, que l’idée de terrifier les Grégoire amusait.
La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut à un ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, dès lors, des plaisanteries interminables : on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans prendre des précautions ; on salua chaque plat, ainsi qu’une épave échappée à un pillage, dans une ville conquise ; et, derrière cette gaieté forcée, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des coups d’œil involontaires jetés vers la route, comme si une bande de meurt-de-faim eût guetté la table du dehors.
Après les œufs brouillés aux truffes, parurent des truites de rivière. La conversation était 394
tombée sur la crise industrielle, qui s’aggravait depuis dix-huit mois.
– C’était fatal, dit Deneulin, la prospérité trop grande des dernières années devait nous amener là... Songez donc aux énormes capitaux immobilisés, aux chemins de fer, aux ports et aux canaux, à tout l’argent enfoui dans les spéculations les plus folles. Rien que chez nous, on a installé des sucreries comme si le département devait donner trois récoltes de betteraves... Et, dame ! aujourd’hui, l’argent s’est fait rare, il faut attendre qu’on rattrape l’intérêt des millions dépensés : de là, un engorgement mortel et la stagnation finale des affaires.
Monsieur Hennebeau combattit cette théorie, mais il convint que les années heureuses avaient gâté l’ouvrier.
– Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos fosses, pouvaient se faire jusqu’à six francs par jour, le double de ce qu’ils gagnent à présent ! Et ils vivaient bien, et ils prenaient des goûts de luxe... Aujourd’hui, naturellement, ça leur semble dur, de revenir à leur frugalité 395
ancienne.
– Monsieur Grégoire, interrompit madame Hennebeau, je vous en prie, encore un peu de ces truites... Elles sont délicates, n’est-ce pas ?
Le directeur continuait :
– Mais, en vérité, est-ce notre faute ? Nous sommes atteints cruellement, nous aussi... Depuis que les usines ferment une à une, nous avons un mal du diable à nous débarrasser de notre stock ; et, devant la réduction croissante des demandes, nous nous trouvons bien forcés d’abaisser le prix de revient... C’est ce que les ouvriers ne veulent pas comprendre.
Un silence régna. Le domestique présentait des perdreaux rôtis, tandis que la femme de chambre commençait à verser du chambertin aux convives.
– Il y a une famine dans l’Inde, reprit Deneulin à demi-voix comme s’il se fût parlé à lui-même. L’Amérique, en cessant ses commandes de fer et de fonte, a porté un rude coup à nos hauts fourneaux. Tout se tient, une 396
secousse lointaine suffit à ébranler le monde... Et l’Empire qui était si fier de cette fièvre chaude de l’industrie !
Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant la voix :
– Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait logiquement produire davantage : autrement, la baisse se porte sur les salaires, et l’ouvrier a raison de dire qu’il paie les pots cassés.
Cet aveu, arraché à sa franchise, souleva une discussion. Les dames ne s’amusaient guère.
Chacun, du reste, s’occupait de son assiette, dans le feu du premier appétit. Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler, puis il hésita.
– Qu’y a-t-il ? demanda monsieur Hennebeau.
Si ce sont des dépêches, donnez-les-moi...
J’attends des réponses.
– Non, Monsieur, c’est monsieur Dansaert qui est dans le vestibule... Mais il craint de déranger.
Le directeur s’excusa et fit entrer le maître-porion. Celui-ci se tint debout, à quelques pas de 397
la table ; tandis que tous se tournaient pour le voir, énorme, essoufflé des nouvelles qu’il apportait. Les corons restaient tranquilles, seulement, c’était une chose décidée, une délégation allait venir. Peut-être, dans quelques minutes, serait-elle là.
– C’est bien, merci, dit monsieur Hennebeau.
Je veux un rapport matin et soir, entendez-vous !
Et, dès que Dansaert fut parti, on se remit à plaisanter, on se jeta sur la salade russe, en déclarant qu’il fallait ne pas perdre une seconde, si l’on voulait la finir. Mais la gaieté ne connut plus de borne, lorsque Négrel ayant demandé du pain à la femme de chambre, celle-ci lui répondit un : « Oui, Monsieur », si bas et si terrifié, qu’elle semblait avoir derrière elle une bande, prête au massacre et au viol.
– Vous pouvez parler, dit madame Hennebeau complaisamment. Ils ne sont pas encore ici.
Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de dépêches, voulut lire une des lettres tout haut. C’était une lettre de Pierron, dans laquelle, en phrases respectueuses, il avertissait 398
qu’il se voyait obligé de se mettre en grève avec les camarades, pour ne pas être maltraité ; et il ajoutait qu’il n’avait même pu refuser de faire partie de la délégation, bien qu’il blâmât cette démarche.
– Voilà la liberté du travail ! s’écria monsieur Hennebeau.
Alors, on revint sur la grève, on lui demanda son opinion.