"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » » "La Peste" d'Albert Camus📺👀🔍

Add to favorite "La Peste" d'Albert Camus📺👀🔍

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

Le Père était étendu, sans un mouvement. À l'extrême congestion de la veille avait succédé une sorte de lividité d'autant plus sensible que les formes du visage étaient encore pleines. Le Père fixait le petit lustre de perles multicolores qui pendait au-dessus du lit. À l'entrée de la vieille dame, il tourna la tête vers elle. Selon les dires de son hôtesse, il semblait à ce moment avoir été battu pendant toute la nuit et avoir perdu toute force pour réagir. Elle lui demanda comment il allait.

Et d'une voix dont elle nota le son étrangement indifférent, il dit qu'il allait mal, qu'il n'avait pas besoin de médecin et qu'il suffirait qu'on le transportât à l'hôpital pour que tout fût dans les règles. Épouvantée, la vieille dame courut au téléphone.

Rieux arriva à midi. Au récit de l'hôtesse, il répondit [253] seulement que Paneloux avait raison et que ce devait être trop tard. Le Père l'accueillit avec le même air indifférent. Rieux l'examina et fut surpris de ne découvrir aucun des symptômes principaux de la peste bubonique ou pulmonaire, sinon l'engorgement et l'oppression. des poumons. De toute façon, le pouls était si bas et l'état général si alarmant qu'il y avait peu d'espoir :

- Vous n'avez aucun des symptômes principaux de la maladie, dit-il à Paneloux. Mais, en réalité, il y a doute, et je dois vous isoler.

Le Père sourit bizarrement, comme avec politesse, mais se tut.

Rieux sortit pour téléphoner et revint. Il regardait le Père.

- Je resterai près de vous, lui dit-il doucement.

L'autre parut se ranimer et tourna vers le docteur des yeux où une sorte de chaleur semblait revenir. Puis il articula difficilement, de manière qu'il était impossible de savoir s'il le disait avec tristesse ou non :

Albert Camus, LA PESTE (1947) 213

- Merci, dit-il. Mais les religieux n'ont pas d'amis. Ils ont tout placé en Dieu.

Il demanda le crucifix qui était placé à la tête du lit et, quand il l'eut, se détourna pour le regarder.

À l'hôpital, Paneloux ne desserra pas les dents. Il s'abandonna comme une chose à tous les traitements qu'on lui imposa, mais il ne lâcha plus le crucifix. Cependant, le cas du prêtre continuait d'être ambigu. Le doute persistait dans l'esprit de Rieux. C'était la peste et ce n'était pas elle. Depuis quelque temps d'ailleurs, elle semblait prendre plaisir à dérouter les diagnostics. Mais dans le cas de Paneloux, la suite devait montrer que cette incertitude était sans importance.

La fièvre monta. La toux se fit de plus en plus rauque et tortura le malade toute la journée. Le soir enfin, le Père expectora cette ouate qui l'étouffait. Elle [254] était rouge. Au milieu du tumulte de la fièvre, Paneloux gardait son regard indifférent et quand, le lendemain matin, on le trouva mort, à demi versé hors du lit, son regard n'exprimait rien. On inscrivit sur sa fiche : « Cas douteux. »

Albert Camus, LA PESTE (1947) 214

[255] La Toussaint de cette année-là ne fut pas ce qu'elle était d'ordinaire. Certes, le temps était de circonstance. Il avait brusquement changé et les chaleurs tardives avaient tout d'un coup fait place aux fraîcheurs. Comme les autres années, un vent froid soufflait maintenant de façon continue. De gros nuages couraient d'un horizon à l'autre, couvraient d'ombre les maisons sur lesquelles retombait, après leur passage, la lumière froide et dorée du ciel de novembre. Les premiers imperméables avaient fait leur apparition. Mais on remarquait un nombre surprenant d'étoffes caoutchoutées et brillantes. Les journaux en effet avait rapporté que deux cents ans auparavant, pendant les grandes pestes du Midi, les médecins revêtaient des étoffes huilées pour leur propre préservation. Les magasins en avaient profité pour écouler un stock de vêtements démodés grâce auxquels chacun espérait une immunité.

Mais tous ces signes de saisons ne pouvaient faire oublier que les cimetières étaient désertés. Les autres années, les tramways étaient pleins de l'odeur fade des chrysanthèmes et des théories de femmes se rendaient aux lieux où leurs proches se trouvaient enterrés, afin de fleurir leurs tombes. C'était le jour où l'on essayait de compenser auprès du défunt l'isolement et l'oubli [256] où il avait été tenu pendant de longs mois. Mais cette année-là, personne ne voulait plus penser aux morts. On y pensait déjà trop, précisément. Et il ne s'agissait plus de

Albert Camus, LA PESTE (1947) 215

revenir à eux avec un peu de regret et beaucoup de mélancolie. Ils n'étaient plus les délaissés auprès desquels on vient se justifier un jour par an. Ils étaient les intrus qu'on veut oublier. Voilà pourquoi la Fête des Morts, cette année-là, fut en quelque sorte escamotée. Selon Cottard, à qui Tarrou reconnaissait un langage de plus en plus ironique, c'était tous les jours la Fête des Morts.

Et réellement, les feux de joie de la peste brûlaient avec une allégresse toujours plus grande dans le four crématoire. D'un jour à l'autre, le nombre de morts, il est vrai, n'augmentait pas. Mais il semblait que la peste se fût confortablement installée dans son paroxysme et qu'elle apportât à ses meurtres quotidiens la précision et la régularité d'un bon fonctionnaire. En principe, et de l'avis des personnalités compétentes, c'était un bon signe. Le graphique des progrès de la peste, avec sa montée incessante, puis le long plateau qui lui succédait, paraissait tout à fait réconfortant au docteur Richard, par exemple.

« C'est un bon, c'est un excellent graphique », disait-il. Il estimait que la maladie avait atteint ce qu'il appelait un palier. Désormais, elle ne pourrait que décroître. Il en attribuait le mérite au nouveau sérum de Castel qui venait de connaître, en effet, quelques succès inattendus.

Le vieux Castel n'y contredisait pas, mais estimait qu'en fait, on ne pouvait rien prévoir, l'histoire des épidémies comportant des rebon-dissements imprévus. La préfecture qui, depuis longtemps, désirait apporter un apaisement à l'esprit public, et à qui la peste n'en donnait pas les moyens, se proposait de réunir les médecins pour [257] leur demander un rapport à ce sujet, lorsque le docteur Richard fut enlevé par la peste, lui aussi, et précisément sur le palier de la maladie.

L'administration, devant cet exemple, impressionnant sans doute, mais qui, après tout, ne prouvait rien, retourna au pessimisme avec autant d'inconséquence qu'elle avait d'abord accueilli l'optimisme. Castel, lui, se bornait à préparer son sérum aussi soigneusement qu'il le pouvait. Il n'y avait plus, en tout cas, un seul lieu public qui ne fût transformé en hôpital ou en lazaret, et si l'on respectait encore la préfecture, c'est qu'il fallait bien garder un endroit où se réunir.

Mais, en général, et du fait de la stabilité relative de la peste à cette

Albert Camus, LA PESTE (1947) 216

époque, l'organisation prévue par Rieux ne fut nullement dépassée. Les médecins et les aides, qui fournissaient un effort épuisant, n'étaient pas obligés d'imaginer des efforts plus grands encore. Ils devaient seulement continuer avec régularité, si l'on peut dire, ce travail sur-humain. Les formes pulmonaires de l'infection qui s'étaient déjà mani-festées se multipliaient maintenant aux quatre coins de la ville, comme si le vent allumait et activait des incendies dans les poitrines. Au milieu de vomissements de sang, les malades étaient enlevés beaucoup plus rapidement. La contagiosité risquait maintenant d'être plus grande, avec cette nouvelle forme de l'épidémie. Au vrai, les avis des spécialistes avaient toujours été contradictoires sur ce point. Pour plus de sûreté cependant, le personnel sanitaire continuait de respirer sous des masques de gaze désinfectée. À première vue, en tout cas, la maladie aurait dû s'étendre. Mais, comme les cas de peste bubonique diminuaient, la balance était en équilibre.

On pouvait cependant avoir d'autres sujets d'inquiétude par suite des difficultés du ravitaillement qui croissaient [258] avec le temps.

La spéculation s'en était mêlée et on offrait à des prix fabuleux des denrées de première nécessité qui manquaient sur le marché ordinaire.

Les familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis que les familles riches ne manquaient à peu près de rien.

Alors que la peste, par l'impartialité efficace qu'elle apportait dans son ministère, aurait dû renforcer l'égalité chez nos concitoyens, par le jeu normal des égoïsmes, au contraire, elle rendait plus aigu dans le cœur des hommes le sentiment de l'injustice. Il restait, bien entendu, l'égalité irréprochable de la mort, mais de celle-là, personne ne voulait. Les pauvres qui souffraient ainsi de la faim pensaient, avec plus de nostalgie encore, aux villes et aux campagnes voisines, où la vie était libre et où le pain n'était pas cher. Puisqu'on ne pouvait les nour-rir suffisamment, ils avaient le sentiment, d'ailleurs peu raisonnable, qu'on aurait dû leur permettre de partir. Si bien qu'un mot d'ordre avait fini par courir qu'on lisait, parfois, sur les murs ou qui était crié, d'autres fois, sur le passage du préfet : « Du pain ou de l'air ». Cette

Albert Camus, LA PESTE (1947) 217

formule ironique donnait le signal de certaines manifestations vite réprimées, mais dont le caractère de gravité n'échappait à personne.

Les journaux, naturellement, obéissaient à la consigne d'optimisme à tout prix qu'ils avaient reçues. À les lire, ce qui caractérisait la situation, c'était « l'exemple émouvant de calme et de sang-froid » que donnait la population. Mais dans une ville refermée sur elle-même, où rien ne pouvait demeurer secret, personne ne se trompait sur

« l'exemple » donné par la communauté. Et pour avoir une juste idée du calme et du sang-froid dont il était question, il suffisait d'entrer dans un lieu de quarantaine ou dans un des camps d'isolement qui avaient été organisés par l'administration. Il se trouve que le narrateur, [259] appelé ailleurs, ne les a pas connus. Et c'est pourquoi il ne peut citer ici que le témoignage de Tarrou.

Tarrou rapporte, en effet, dans ses carnets, le récit d'une visite qu'il fit avec Rambert au camp installé sur le stade municipal. Le stade est situé presque aux portes de la ville, et donne d'un côté sur la rue où passent les tramways, de l'autre sur des terrains vagues qui s'étendent jusqu'au bord du plateau où la ville est construite. Il est entouré ordinairement de hauts murs de ciment et il avait suffi de placer des sentinelles aux quatre portes d'entrée pour rendre l'évasion difficile. De même, les murs empêchaient les gens de l'extérieur d'importuner de leur curiosité les malheureux qui étaient placés en quarantaine. En revanche, ceux-ci, à longueur de journée, entendaient, sans les voir, les tramways qui passaient, et devinaient, à la rumeur plus grande que ces derniers traînaient avec eux, les heures de ren-trée et de sortie des bureaux. Ils savaient ainsi que la vie dont ils étaient exclus continuait à quelques mètres d'eux, et que les murs de ciment séparaient deux univers plus étrangers l'un à l'autre que s'ils avaient été dans des planètes différentes.

C'est un dimanche après-midi que Tarrou et Rambert choisirent pour se diriger vers le stade. Ils étaient accompagnés de Gonzalès, le joueur de football, que Rambert avait retrouvé et qui avait fini par accepter de diriger par roulement la surveillance du stade. Rambert devait le présenter à l'administrateur du camp. Gonzalès avait dit aux

Albert Camus, LA PESTE (1947) 218

deux hommes, au moment où ils s'étaient retrouvés, que c'était l'heure où, avant la peste, il se mettait en tenue pour commencer son match. Maintenant que les stades étaient réquisitionnés, ce n'était plus possible et Gonzalès se sentait, et avait l'air, tout àfait désœu-vré. C'était une des raisons pour lesquelles il avait [260] accepté cette surveillance, à condition qu'il n'eût à l'exercer que pendant les fins de semaine. Le ciel était à moitié couvert et Gonzalès, le nez levé, remarqua avec regret que ce temps, ni pluvieux, ni chaud, était le plus favorable à une bonne partie. Il évoquait comme il pouvait l'odeur d'em-brocation dans les vestiaires, les tribunes croulantes, les maillots de couleur vive sur le terrain fauve, les citrons de la mi-temps ou la limo-nade qui pique les gorges desséchées de mille aiguilles rafraîchissan-tes. Tarrou note d'ailleurs que, pendant tout le trajet, à travers les rues défoncées du faubourg, le joueur ne cessait de donner des coups de pied dans les cailloux qu'il rencontrait. Il essayait de les envoyer droit dans les bouches d'égout, et quand il réussissait, « un à zéro », disait-il. Quand il avait fini sa cigarette, il crachait son mégot devant lui et tentait, à la volée, de le rattraper du pied. Près du stade, des enfants qui jouaient envoyèrent une balle vers le groupe qui passait et Gonzalès se dérangea pour la leur retourner avec précision.

Ils entrèrent enfin dans le stade. Les tribunes étaient pleines de monde. Mais le terrain était couvert par plusieurs centaines de tentes rouges, à l'intérieur desquelles on apercevait, de loin, des literies et des ballots. On avait gardé les tribunes pour que les internés pussent s'abriter par les temps de chaleur ou de pluie. Simplement, ils devaient réintégrer les tentes au coucher du soleil. Sous les tribunes, se trouvaient les douches qu'on avait aménagées et les anciens vestiaires de joueurs qu'on avait transformés en bureaux et en infirmeries. La plupart des internés garnissaient les tribunes. D'autres erraient sur les touches. Quelques-uns étaient accroupis à l'entrée de leur tente et promenaient sur toutes choses un regard vague. Dans les tribunes, beaucoup étaient affalés et semblaient attendre.

[261] - Que font-ils dans la journée ? demanda Tarrou à Rambert.

- Rien.

Albert Camus, LA PESTE (1947) 219

Presque tous, en effet, avaient les bras ballants et les mains vides.

Cette immense assemblée d'hommes était curieusement silencieuse.

- Les premiers jours, on ne s'entendait pas, ici, dit Rambert. Mais à mesure que les jours passaient, ils ont parlé de moins en moins.

Si l'on en croit ses notes, Tarrou les comprenait, et il les voyait au début, entassés dans leurs tentes, occupés à écouter les mouches ou à se gratter, hurlant leur colère ou leur peur quand ils trouvaient une oreille complaisante. Mais à partir du moment où le camp avait été surpeuplé, il y avait eu de moins en moins d'oreilles complaisantes. Il ne restait donc plus qu'à se taire et à se méfier. Il y avait en effet une sorte de méfiance qui tombait du ciel gris, et pourtant lumineux, sur le camp rouge.

Oui, ils avaient tous l'air de la méfiance. Puisqu'on les avait séparés des autres, ce n'était pas sans raison, et ils montraient le visage de ceux qui cherchent leurs raisons, et qui craignent. Chacun de ceux que Tarrou regardait avait l'œil inoccupé, tous avaient l'air de souffrir d'une séparation très générale d'avec ce qui faisait leur vie. Et comme ils ne pouvaient pas toujours penser à la mort, ils ne pensaient à rien.

Ils étaient en vacances. « Mais le pire, écrivait Tarrou, est qu'ils soient des oubliés et qu'ils le sachent. Ceux qui les connaissaient les ont oubliés parce qu'ils pensent à autre chose et c'est bien compréhensible. Quant à ceux qui les aiment, ils les ont oubliés aussi parce qu'ils doivent s'épuiser en démarches et en projets pour les faire sortir. À force de penser à cette sortie, ils ne pensent [262] plus à ceux qu'il s'agit de faire sortir. Cela aussi est normal. Et à la fin de tout, on s'aperçoit que personne n'est capable réellement de penser à personne, fût-ce dans le pire des malheurs. Car penser réellement à quelqu'un, c'est y penser minute après minute, sans être distrait par rien, ni les soins du ménage, ni la mouche qui vole, ni les repas, ni une démangeaison. Mais il y a toujours des mouches et des démangeaisons.

C'est pourquoi la vie est difficile à vivre. Et ceux-ci le savent bien. »

L'administrateur, qui revenait vers eux, leur dit qu'un M. Othon demandait à les voir. Il conduisit Gonzalès dans son bureau, puis les

Albert Camus, LA PESTE (1947) 220

Are sens