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Albert Camus, LA PESTE (1947) 169

naissances soudaines, sortaient de leur torpeur certains jours de la semaine, le dimanche naturellement et le samedi après-midi, parce que ces jours-là étaient consacrés à certains rites, du temps de l'absent.

Ou bien encore, une certaine mélancolie qui les prenait à la fin des journées leur donnait l'avertissement, pas toujours confirmé d'ailleurs, que la mémoire allait leur revenir. Cette heure du soir, qui pour les croyants est celle de l'examen de conscience, cette heure est dure pour le prisonnier ou l'exilé qui n'ont à examiner que du vide. Elle les tenait suspendus un moment, puis ils retournaient à l'atonie, ils s'en-fermaient dans la peste.

On a déjà compris que cela consistait à renoncer à ce qu'ils avaient de plus personnel. Alors que dans les premiers temps de la peste, ils étaient frappés par la somme de petites choses qui comptaient beaucoup pour eux, sans avoir aucune existence pour les autres, et ils faisaient ainsi l'expérience de la vie personnelle, maintenant, au contraire, ils ne s'intéressaient qu'à ce qui intéressait les autres, ils n'avaient plus que des idées générales et leur amour même avait pris pour eux la figure la plus abstraite. Ils étaient à ce point abandonnés à la peste qu'il leur arrivait parfois de n'espérer plus qu'en son sommeil et de se surprendre à penser : « Les bubons, et qu'on en finisse ! »

Mais ils dormaient déjà, en vérité, et tout ce temps ne fut qu'un long sommeil. La ville était peuplée de dormeurs éveillés qui n'échappaient réellement à leur sort que ces rares fois où, dans la nuit, leur blessure apparemment fermée se rouvrait [202] brusquement. Et réveillés en sursaut, ils en tâtaient alors, avec une sorte de distraction, les lèvres irritées, retrouvant en un éclair leur souffrance, soudain rajeunie, et, avec elle, le visage bouleversé de leur amour. Au matin, ils revenaient au fléau, c'est-à-dire à la routine.

Mais de quoi, dira-t-on, ces séparés avaient-ils l'air ? Eh bien, cela est simple, ils n'avaient l'air de rien. Ou, si on préfère, ils avaient l'air de tout le monde, un air tout à fait général. Ils partageaient la placidi-té, et les agitations puériles de la cité. Ils perdaient les apparences du sens critique, tout en gagnant les apparences du sang-froid. On pouvait voir, par exemple, les plus intelligents d'entre eux faire mine de cher-

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cher comme tout le monde dans les journaux, ou bien dans les émis-sions radiophoniques, des raisons de croire à une fin rapide de la peste, et concevoir apparemment des espoirs chimériques, ou éprouver des craintes sans fondement, à la lecture de considérations qu'un journaliste avait écrites un peu au hasard, en bâillant d'ennui. Pour le reste, ils buvaient leur bière ou soignaient leurs malades, paressaient ou s'épuisaient, classaient des fiches ou faisaient tourner des disques sans se distinguer autrement les uns des autres. Autrement dit, ils ne choisissaient plus rien. La peste avait supprimé les jugements de valeur. Et cela se voyait à la façon dont personne ne s'occupait plus de la qualité des vêtements ou des aliments qu'on achetait. On acceptait tout en bloc.

On peut dire pour finir que les séparés n'avaient plus ce curieux privilège qui les préservait au début. Ils avaient perdu l'égoïsme de l'amour, et le bénéfice qu'ils en tiraient. Du moins, maintenant, la situation était claire, le fléau concernait tout le monde. Nous tous, au milieu des détonations qui claquaient aux portes de la ville, des coups de tampon qui scandaient notre vie ou nos [203] décès, au milieu des incendies et des fiches, de la terreur et des formalités, promis à une mort ignominieuse, mais enregistrée, parmi les fumées épouvantables et les timbres tranquilles des ambulances, nous nous nourrissions du même pain d'exil, attendant sans le savoir la même réunion et la même paix bouleversantes. Notre amour sans doute était toujours là, mais, simplement, il était inutilisable, lourd à porter, inerte en nous, stérile comme le crime ou la condamnation. Il n'était plus qu'une patience sans avenir et une attente butée. Et de ce point de vue, l'attitude de certains de nos concitoyens faisait penser à ces longues queues aux quatre coins de la ville, devant les boutiques d'alimentation. C'était la même résignation et la même longanimité, à la fois illimitée et sans illusions. Il faudrait seulement élever ce sentiment à une échelle mille fois plus grande en ce qui concerne la séparation, car il s'agissait alors d'une autre faim et qui pouvait tout dévorer.

Dans tous les cas, à supposer qu'on veuille avoir une idée juste de l'état d'esprit où se trouvaient les séparés de notre ville, il faudrait

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de nouveau évoquer ces éternels soirs dorés et poussiéreux, qui tombaient sur la cité sans arbres, pendant qu'hommes et femmes se déversaient dans toutes les rues. Car, étrangement, ce qui montait alors vers les terrasses encore, ensoleillées, en l'absence des bruits de véhicules et de machines qui font d'ordinaire tout le langage des villes, ce n'était qu'une énorme rumeur de pas et de voix sourdes, le douloureux glissement de milliers de semelles rythmé par le sifflement du fléau dans le ciel alourdi, un piétinement interminable et étouffant, enfin, qui remplissait peu à peu toute la ville et qui, soir après soir, donnait sa voix la plus fidèle et la plus morne à l'obstination aveugle qui, dans nos coeurs, remplaçait alors l'amour.

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[205]

LA PESTE (1947)

IV

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[207] Pendant les mois de septembre et d'octobre, la peste garda la ville repliée sous elle. Puisqu'il s'agissait de piétinements, plusieurs centaines de milliers d'hommes piétinèrent encore, pendant des semaines qui n'en finissaient pas. La brume, la chaleur et la pluie se succédèrent dans le ciel. Des bandes silencieuses d'étour-neaux et de grives, venant du sud, passèrent très haut, mais contour-nèrent la ville, comme si le fléau de Paneloux, l'étrange pièce de bois qui tournait en sifflant au-dessus des maisons, les tenait à l'écart. Au début d'octobre, de grandes averses balayèrent les rues. Et pendant tout ce temps, rien de plus important ne se produisit que ce piétinement énorme.

Rieux et ses amis découvrirent alors à quel point ils étaient fatigués. En fait, les hommes des formations sanitaires n'arrivaient plus à digérer cette fatigue. Le docteur Rieux s'en apercevait en observant sur ses amis et sur lui-même les progrès d'une curieuse indifférence.

Par exemple, ces hommes qui, jusqu'ici, avaient montré un si vif intérêt pour toutes les nouvelles qui concernaient la peste ne s'en préoccupaient plus du tout. Rambert, qu'on avait chargé provisoirement de diriger une des maisons de quarantaine, installée depuis peu [208] dans son hôtel, connaissait parfaitement le nombre de ceux qu'il avait en observation. Il était au courant des moindres détails du système d'évacuation immédiate qu'il avait organisé pour ceux qui montraient subitement des signes de la maladie. La statistique des effets du sé-

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rum sur les quarantaines était gravée dans sa mémoire. Mais il était incapable de dire le chiffre hebdomadaire des victimes de la peste, il ignorait réellement si elle était en avance ou en recul. Et lui, malgré tout, gardait l'espoir d'une évasion prochaine.

Quant aux autres, absorbés dans leur travail jour et nuit, ils ne lisaient les journaux ni n'entendaient la radio. Et si on leur annonçait un résultat, ils faisaient mine de s'y intéresser, mais ils l'accueillaient en fait avec cette indifférence distraite qu'on imagine aux combattants des grandes guerres, épuisés de travaux, appliqués seulement à ne pas défaillir dans leur devoir quotidien et n'espérant plus ni l'opération décisive, ni le jour de l'armistice.

Grand, qui continuait à effectuer les calculs nécessités par la peste, eût certainement été incapable d'en indiquer les résultats géné-raux. Au contraire de Tarrou, de Rambert et de Rieux, visiblement durs à la fatigue, sa santé n'avait jamais été bonne. Or., il cumulait ses fonctions d'auxiliaire à la mairie, son secrétariat chez Rieux et ses travaux nocturnes. On pouvait le voir ainsi dans un continuel état d'épuisement, soutenu par deux ou trois idées fixes, comme celle de s'offrir des vacances complètes après la peste, pendant une semaine au moins, et de travailler alors de façon positive, « chapeau bas », à ce qu'il avait en train. Il était sujet aussi à de brusques attendrissements et, dans ces occasions, il parlait volontiers de Jeanne à Rieux, se demandait où elle pouvait être au moment même, et si, lisant les journaux, elle [209] pensait à lui. C'est avec lui que Rieux se surprit un jour à parler de sa propre femme sur le ton le plus banal, ce qu'il n'avait jamais fait jusque-là. Incertain du crédit qu'il fallait attacher aux télégrammes toujours rassurants de sa femme, il s'était décidé à câbler au médecin-chef de l'établissement où elle se soignait. En retour, il avait reçu l'annonce d'une aggravation dans l'état de la malade et l'assurance que tout serait fait pour enrayer les progrès du mal. Il avait gardé pour lui la nouvelle et il ne s'expliquait pas, sinon par la fatigue, comment il avait pu la confier à Grand. L'employé, après lui avoir parlé de Jeanne, l'avait questionné sur sa femme et Rieux avait répondu. « Vous savez, avait dit Grand, ça se guérit très bien mainte-

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nant. » Et Rieux avait acquiescé, disant simplement que la séparation commençait à être longue et que lui, aurait peut-être aidé sa femme à triompher de sa maladie, alors qu'aujourd'hui, elle devait se sentir tout à fait seule. Puis il s'était tu et n'avait plus répondu qu'évasive-ment aux questions de Grand.

Les autres étaient dans le même état. Tarrou résistait mieux, mais ses carnets montrent que si sa curiosité n'avait pas diminué de profondeur, elle avait perdu de sa diversité. Pendant toute cette période, en effet, il ne s'intéressait apparemment qu'à Cottard. Le soir, chez Rieux, où il avait fini par s'installer depuis que l'hôtel avait été transformé en maison de quarantaine, c'est à peine s'il écoutait Grand ou le docteur énoncer les résultats. Il ramenait tout de suite la conversation sur les petits détails de la vie oranaise qui l'occupaient généralement.

Quant à Castel, le jour où il vint annoncer au docteur que le sérum était prêt, et après qu'ils eurent décidé de faire le premier essai sur le petit garçon de M. Othon qu'on venait d'amener à l'hôpital et dont le cas semblait [210] désespéré à Rieux, celui-ci communiquait à son vieil ami les dernières statistiques, quand il s'aperçut que son interlocuteur s'était endormi profondément au creux de son fauteuil. Et devant ce visage où, d'habitude, un air de douceur et d'ironie mettait une perpétuelle jeunesse et qui, soudain abandonné, un filet de salive rejoignant les lèvres entr'ouvertes, laissait voir son usure et sa vieil-lesse, Rieux sentit sa gorge se serrer.

C'est à de telles faiblesses que Rieux pouvait juger de sa fatigue.

Sa sensibilité lui échappait. Nouée la plupart du temps, durcie et desséchée, elle crevait de loin en loin et l'abandonnait à des émotions dont il n'avait plus la maîtrise. Sa seule défense était de se réfugier dans ce durcissement et de resserrer le nœud qui s'était formé en lui.

Il savait bien que c'était la bonne manière de continuer. Pour le reste, il n'avait pas beaucoup d'illusions et sa fatigue lui ôtait celles qu'il conservait encore. Car il savait que, pour une période dont il n'apercevait pas le terme, son rôle n'était plus de guérir. Son rôle était de diagnostiquer. Découvrir, voir, décrire, enregistrer, puis condamner,

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c'était sa tâche. Des épouses lui prenaient le poignet et hurlaient :

« Docteur, donnez-lui la vie ! » Mais il n'était pas là pour donner la vie, il était là pour ordonner l'isolement. À quoi servait la haine qu'il lisait alors sur les visages ? « Vous n'avez pas de cœur », lui avait-on dit un jour. Mais si, il en avait un. Il lui servait à supporter les vingt heures par jour où il voyait mourir des hommes qui étaient faits pour vivre. Il lui servait à recommencer tous les jours. Désormais, il avait juste assez de cœur pour ça. Comment ce cœur aurait-il suffi à donner la vie ?

Non, ce n'étaient pas des secours qu'il distribuait à longueur de journée, mais des renseignements. Cela ne pouvait pas s'appeler un métier d'homme, bien entendu. [211] Mais, après tout, à qui donc, parmi cette foule terrorisée et décimée, avait-on laissé le loisir d'exercer son métier d'homme ? C'était encore heureux qu'il y eût la fatigue. Si Rieux avait été plus frais, cette odeur de mort partout répan-due eût pu le rendre sentimental. Mais quand on n'a dormi que quatre heures, on n'est pas sentimental. On voit les choses comme des sont, c'est-à-dire qu'on les voit selon la justice, la hideuse et dérisoire justice. Et les autres, les condamnés, le sentaient bien, eux aussi. Avant la peste, on le recevait comme un sauveur. Il allait tout arranger avec trois pilules et une seringue, et on lui serrait le bras en le conduisant le long des couloirs. C'était flatteur, mais dangereux. Maintenant, au contraire, il se présentait avec des soldats, et il fallait des coups de crosse pour que la famille se décidât à ouvrir. Ils auraient voulu l'entraîner et entraîner l'humanité entière avec eux dans la mort. Ah ! Il était bien vrai que les hommes ne pouvaient pas se passer des hommes, qu'il était aussi démuni que ces malheureux et qu'il méritait ce même tremblement de pitié qu'il laissait grandir en lui lorsqu'il les avait quittés.

C'était, du moins, pendant ces interminables semaines, les pensées que le docteur Rieux agitait avec celles qui concernaient son état de séparé. Et c'était aussi celles dont il lisait les reflets sur le visage de ses amis. Mais le plus dangereux effet de l'épuisement qui gagnait, peu à peu, tous ceux qui continuaient cette lutte contre le fléau, n'était pas dans cette indifférence aux événements extérieurs et aux émo-

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tions des autres, mais dans la négligence où ils se laissaient aller. Car ils avaient tendance alors à éviter tous les gestes qui n'étaient pas absolument indispensables et qui leur paraissaient toujours au-dessus de leurs forces. C'est ainsi que ces hommes en vinrent à négliger de plus en plus souvent les règles [212] d'hygiène qu'ils avaient codifiées, à oublier quelques-unes des nombreuses désinfections qu'ils devaient pratiquer sur eux-mêmes, à courir quelquefois, sans être prémunis contre la contagion, auprès des malades atteints de peste pulmonaire, parce que, prévenus au dernier moment qu'il fallait se rendre dans les maisons infectées, il leur avait paru d'avance épuisant de retourner dans quelque local pour se faire les instillations nécessaires. Là était le vrai danger, car c'était la lutte elle-même contre la peste qui les rendait alors le plus vulnérables à la peste. Ils pariaient en somme sur le hasard et le hasard n'est à personne.

Il y avait pourtant dans la ville un homme qui ne paraissait ni épuisé ni découragé, et qui restait l'image vivante de la satisfaction. C'était Cottard. Il continuait à se tenir à l'écart, tout en maintenant ses rapports avec les autres. Mais il avait choisi de voir Tarrou aussi souvent que le travail de celui-ci le permettait, d'une part, parce que Tartou était bien renseigné sur son cas et, d'autre part, parce qu'il savait accueillir le petit rentier avec une cordialité inaltérable. C'était un miracle perpétuel, mais Tarrou, malgré le labeur qu'il fournissait, restait toujours bienveillant et attentif. Même lorsque la fatigue l'écrasait certains soirs, il retrouvait le lendemain une nouvelle énergie.

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