Rambert regardait Tarrou. Celui-ci avait maigri. La fatigue lui brouillait les yeux et les traits. Ses fortes épaules étaient ramassées en boule. On frappa à la porte, et un infirmier entra, masqué de blanc.
Il déposa sur le bureau de Tarrou un paquet de fiches et, d'une voix que le linge étouffait, dit seulement : « Six », puis sortit.
Tarrou regarda le journaliste et lui montra les fiches qu'il déploya en éventail.
- De belles fiches, hein ? Eh bien ! non, ce sont des morts. Les morts de la nuit.
Son front s'était creusé. Il replia le paquet de fiches.
- La seule chose qui nous reste, c'est la comptabilité.
Tarrou se leva, prenant appui sur la table.
- Allez-vous bientôt partir ?
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- Ce soir, à minuit.
Tarrou dit que cela lui faisait plaisir et que Rambert devait veiller sur lui.
- Dites-vous cela sincèrement ?
Tarrou haussa les épaules :
- À mon âge, on est forcément sincère. Mentir est trop fatigant.
- Tarrou, dit le journaliste, je voudrais voir le docteur. Excusez-moi.
- Je sais. Il est plus humain que moi. Allons-y.
- Ce n'est pas cela, dit Rambert avec difficulté. Et il s'arrêta.
Tarrou le regarda et, tout d'un coup, lui sourit.
Ils suivirent un petit couloir dont les murs étaient peints en vert clair et où flottait une lumière d'aquarium. [226] Juste avant d'arriver à une double porte vitrée, derrière laquelle on voyait un curieux mouvement d'ombres, Tarrou fit entrer Rambert dans une très petite salle, entièrement tapissée de placards. Il ouvrit l'un d'eux, tira d'un stérilisateur deux masques de gaze hydrophile, en tendit un à Rambert et l'invita à s'en couvrir. Le journaliste demanda si cela servait à quelque chose et Tarrou répondit que non, mais que cela donnait confiance aux autres.
Ils poussèrent la porte vitrée. C'était une immense salle, aux fenêtres hermétiquement closes, malgré la saison. Dans le haut des murs ronronnaient des appareils qui renouvelaient l'air, et leurs hélices courbes brassaient l'air crémeux et surchauffé, au-dessus de deux rangées de lits gris. De tous les côtés, montaient des gémissements sourds ou aigus qui ne faisaient qu'une plainte monotone. Des hommes, habillés de blanc, se déplaçaient avec lenteur, dans la lumière cruelle que déversaient les hautes baies garnies de barreaux. Rambert se sentit mal à l'aise dans la terrible chaleur de cette salle et il eut de la peine à reconnaître Rieux, penché au-dessus d'une forme gémissante.
Le docteur incisait les aines du malade que deux infirmières, de chaque
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côté du lit, tenaient écartelé. Quand il se releva, il laissa tomber ses instruments dans le plateau qu'un aide lui tendait et resta un moment immobile, à regarder l'homme qu'on était en train de panser.
- Quoi de nouveau ? dit-il à Tarrou qui s'approchait.
- Paneloux accepte de remplacer Rambert à la maison de quarantaine. Il a déjà beaucoup fait. Il restera la troisième équipe de prospec-tion à regrouper sans Rambert.
Rieux approuva de la tête.
- Castel a achevé ses premières préparations. Il propose un essai.
[227] - Ah ! dit Rieux, cela est bien.
- Enfin, il y a ici Rambert.
Rieux se retourna. Par-dessus le masque, ses yeux se plissèrent en apercevant le journaliste.
- Que faites-vous ici ? dit-il. Vous devriez être ailleurs.
Tarrou dit que c'était pour ce soir à minuit et Rambert ajouta :
« En principe. »
Chaque fois que l'un d'eux parlait, le masque de gaze se gonflait et s'humidifiait à l'endroit de la bouche. Cela faisait une conversation un peu irréelle, comme un dialogue de statues.
- Je voudrais vous parler, dit Rambert.
- Nous sortirons ensemble, si vous le voulez bien. Attendez-moi dans le bureau de Tarrou.
Un moment après, Rambert et Rieux s'installaient à l'arrière de la voiture du docteur. Tarrou conduisait.
- Plus d'essence, dit celui-ci en démarrant. Demain, nous irons à pied.
- Docteur, dit Rambert, je ne pars pas et je veux rester avec vous.
Tarrou ne broncha pas. Il continuait de conduire. Rieux semblait incapable d'émerger de sa fatigue.