prenant sur une console fit tomber un vieux vase de porcelaine bleu, laid au possible.
Madame de La Mole se leva en jetant un cri de détresse et vint considérer de près les ruines de son vase chéri. C’était du vieux japon, disait-elle, il me venait de ma grand-tante abbesse de Chelles ; c’était un présent des Hollandais au duc d’Orléans régent qui l’avait donné à sa fille...
Mathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et point trop troublé ; il vit mademoiselle de La Mole tout près de lui.
– Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d’un sentiment qui fut autrefois le maître de mon cœur ; je vous prie d’agréer mes excuses de toutes les folies qu’il m’a fait faire ; et il sortit.
– On dirait en vérité, dit madame de La Mole comme il s’en allait, que ce M. Sorel est fier et content de ce qu’il vient de faire.
Ce mot tomba directement sur le cœur de Mathilde. Il est vrai, se dit-elle, ma mère a deviné 793
juste, tel est le sentiment qui l’anime. Alors seulement cessa la joie de la scène qu’elle lui avait faite la veille. Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme apparent ; il me reste un grand exemple ; cette erreur est affreuse, humiliante !
Elle me vaudra la sagesse pour tout le reste de la vie.
Que n’ai-je dit vrai ? pensait Julien, pourquoi l’amour que j’avais pour cette folle me tourmente-t-il encore ?
Cet amour, loin de s’éteindre comme il l’espérait, fit des progrès rapides. Elle est folle, il est vrai, se disait-il, en est-elle moins adorable ?
Est-il possible d’être plus jolie ? Tout ce que la civilisation la plus élégante peut présenter de vifs plaisirs n’était-il pas réuni comme à l’envi chez mademoiselle de La Mole ? Ces souvenirs de bonheur passé s’emparaient de Julien, et détruisaient rapidement tout l’ouvrage de la raison.
La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre
; ses essais sévères ne font qu’en
augmenter le charme.
794
Vingt-quatre heures après la rupture du vase de vieux japon, Julien était décidément l’un des hommes les plus malheureux.
795
XXI
La note secrète
Car tout ce que je raconte, je l’ai
vu ; et si j’ai pu me tromper en le
voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant.
Lettre à l’Auteur.
Le marquis le fit appeler ; M. de La Mole semblait rajeuni, son œil était brillant.
– Parlons un peu de votre mémoire, dit-il à Julien, on dit qu’elle est prodigieuse ! Pourriez-vous apprendre par cœur quatre pages et aller les réciter à Londres ? Mais sans changer un mot !...
Le marquis chiffonnait avec humeur la Quotidienne du jour, et cherchait en vain à dissimuler un air fort sérieux et que Julien ne lui avait jamais vu, même lorsqu’il était question du procès Frilair.
796
Julien avait déjà assez d’usage pour sentir qu’il devait paraître tout à fait dupe du ton léger qu’on lui montrait.
– Ce numéro de la Quotidienne n’est peut-être pas fort amusant ; mais, si monsieur le marquis le permet, demain matin j’aurai l’honneur de le lui réciter tout entier.
– Quoi ! même les annonces ?
– Fort exactement, et sans qu’il y manque un mot.
– M’en donnez-vous votre parole ? reprit le marquis avec une gravité soudaine.
–
Oui, monsieur, la crainte d’y manquer pourrait seule troubler ma mémoire.
– C’est que j’ai oublié de vous faire cette question hier : je ne vous demande pas votre serment de ne jamais répéter ce que vous allez entendre ; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J’ai répondu de vous, je vais vous mener dans un salon où se réuniront douze personnes ; vous tiendrez note de ce que chacun dira.
797
Ne soyez pas inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun parlera à son tour, je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en reprenant l’air fin et léger qui lui était si naturel. Pendant que nous parlerons, vous écrirez une vingtaine de pages ; vous reviendrez ici avec moi, nous réduirons ces vingt pages à quatre. Ce sont ces quatre pages que vous me réciterez demain matin au lieu de tout le numéro de la Quotidienne. Vous partirez aussitôt après ; il faudra courir la poste comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de n’être remarqué de personne. Vous arriverez auprès d’un grand personnage. Là, il vous faudra plus d’adresse. Il s’agit de tromper tout ce qui l’entoure ; car parmi ses secrétaires, parmi ses domestiques, il y a des gens vendus à nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage pour les intercepter.
Vous aurez une lettre de recommandation insignifiante.
Au moment où Son Excellence vous
regardera, vous tirerez ma montre que voici et 798