chez la marquise de Rubempré. Ce fut une grande nouvelle pour la haute société de Besançon ; on se perdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait déjà l’abbé Pirard évêque. Les plus fins crurent M. de La Mole ministre, et se permirent ce jour-là de sourire des airs impérieux que M. l’abbé de Frilair portait dans le monde.
Le lendemain matin, on suivait presque l’abbé Pirard dans les rues, et les marchands venaient sur la porte de leurs boutiques, lorsqu’il alla solliciter les juges du marquis. Pour la première fois, il en fut reçu avec politesse. Le sévère janséniste, indigné de tout ce qu’il voyait, fit un long travail avec les avocats qu’il avait choisis pour le marquis de La Mole, et partit pour Paris.
Il eut la faiblesse de dire à deux ou trois amis de collège, qui l’accompagnaient jusqu’à la calèche dont ils admirèrent les armoiries, qu’après avoir administré le séminaire pendant quinze ans, il quittait Besançon avec cinq cent vingt francs d’économies. Ces amis l’embrassèrent en pleurant, et se dirent entre eux : le bon abbé eût pu s’épargner ce mensonge, il est aussi par trop 465
ridicule.
Le vulgaire, aveuglé par l’amour de l’argent, n’était pas fait pour comprendre que c’était dans sa sincérité que l’abbé Pirard avait trouvé la force nécessaire pour lutter seul pendant six ans contre Marie Alacoque, le Sacré-Cœur de Jésus, les jésuites et son évêque.
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XXX
Un ambitieux
Il n’y a plus qu’une seule
noblesse, c’est le titre de duc
;
marquis est ridicule, au mot duc on
tourne la tête.
EDINBURGH REVIEW.
Le marquis de La Mole reçut l’abbé Pirard sans aucune de ces petites façons de grand seigneur, si polies, mais si impertinentes pour qui les comprend. C’eût été du temps perdu, et le marquis était assez avant dans les grandes affaires pour n’avoir point de temps à perdre.
Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter à la fois au roi et à la nation un certain ministère, qui, par reconnaissance, le ferait duc.
Le marquis demandait en vain, depuis longues années, à son avocat de Besançon, un travail clair 467
et précis sur ses procès de Franche-Comté.
Comment l’avocat célèbre les lui eût-il expliqués, s’il ne les comprenait pas lui-même ?
Le petit carré de papier, que lui remit l’abbé, expliquait tout.
– Mon cher abbé, lui dit le marquis, après avoir expédié en moins de cinq minutes toutes les formules de politesse et d’interrogation sur les choses personnelles, mon cher abbé, au milieu de ma prétendue prospérité, il me manque du temps pour m’occuper sérieusement de deux petites choses assez importantes pourtant : ma famille et mes affaires. Je soigne en grand la fortune de ma maison, je puis la porter loin ; je soigne mes plaisirs, et c’est ce qui doit passer avant tout, du moins à mes yeux, ajouta-t-il en surprenant de l’étonnement dans ceux de l’abbé Pirard.
Quoique homme de sens, l’abbé était émerveillé de voir un vieillard parler si franchement de ses plaisirs.
Le travail existe sans doute à Paris, continua le grand seigneur, mais perché au cinquième étage, et dès que je me rapproche d’un homme, il prend 468
un appartement au second, et sa femme prend un jour
; par conséquent plus de travail, plus d’efforts que pour être ou paraître un homme du monde. C’est là leur unique affaire dès qu’ils ont du pain.
Pour mes procès, exactement parlant, et encore pour chaque procès pris à part, j’ai des avocats qui se tuent ; il m’en est mort un de la poitrine, avant-hier. Mais, pour mes affaires en général, croiriez-vous, monsieur, que, depuis trois ans, j’ai renoncé à trouver un homme qui, pendant qu’il écrit pour moi, daigne songer un peu sérieusement à ce qu’il fait ? Au reste, tout ceci n’est qu’une préface.
Je vous estime, et j’oserais ajouter, quoique vous voyant pour la première fois, je vous aime.
Voulez-vous être mon secrétaire, avec huit mille francs d’appointements ou bien avec le double ?
J’y gagnerai encore, je vous jure ; et je fais mon affaire de vous conserver votre belle cure, pour le jour où nous ne nous conviendrons plus.
L’abbé refusa
; mais vers la fin de la
conversation, le véritable embarras où il voyait le 469
marquis, lui suggéra une idée.
– J’ai laissé au fond de mon séminaire un pauvre jeune homme, qui, si je ne me trompe, va y être rudement persécuté. S’il n’était qu’un simple religieux, il serait déjà in pace.
Jusqu’ici ce jeune homme ne sait que le latin et l’Écriture sainte ; mais il n’est pas impossible qu’un jour il déploie de grands talents soit pour la prédication, soit pour la direction des âmes.
J’ignore ce qu’il fera ; mais il a le feu sacré, il peut aller loin. Je comptais le donner à notre évêque, si jamais il nous en était venu un qui eût un peu de votre manière de voir les hommes et les affaires.
–
D’où sort votre jeune homme
? dit le
marquis.