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mademoiselle de La Mole, comme Julien se rapprochait du canapé.

Julien se sentit irrité, mais pourtant elle avait raison, M. Pirard était sans contredit le plus honnête homme du salon, mais sa figure couperosée, qui s’agitait des bourrèlements de sa conscience, le rendait hideux en ce moment.

Croyez après cela aux physionomies, pensa Julien ; c’est dans le moment où la délicatesse de l’abbé Pirard se reproche quelque peccadille, qu’il a l’air atroce ; tandis que sur la figure de ce 565

Napier, espion connu de tous, on lit un bonheur pur et tranquille. L’abbé Pirard avait fait cependant de grandes concessions à son parti ; il avait pris un domestique, il était fort bien vêtu.

Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon : c’était un mouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence subit. Le laquais annonçait le fameux baron de Tolly, sur lequel les élections venaient de fixer tous les regards. Julien s’avança et le vit fort bien. Le baron présidait un collège

: il eut l’idée

lumineuse d’escamoter les petits carrés de papier portant les votes d’un des partis. Mais, pour qu’il y eût compensation, il les remplaçait à mesure par d’autres petits morceaux de papier portant un nom qui lui était agréable. Cette manœuvre décisive fut aperçue par quelques électeurs qui s’empressèrent de faire compliment au baron de Tolly. Le bonhomme était encore pâle de cette grande affaire. Des esprits mal faits avaient prononcé le mot de galères. M. de La Mole le reçut froidement. Le pauvre baron s’échappa.

– S’il nous quitte si vite, c’est pour aller chez 566

M. Comte1, dit le comte Chalvet, et l’on rit.

Au milieu de quelques grands seigneurs muets, et des intrigants, la plupart tarés, mais tous gens d’esprit, qui ce soir-là, abordaient successivement dans le salon de M. de La Mole (on parlait de lui pour un ministère), le petit Tanbeau faisait ses premières armes. S’il n’avait pas encore la finesse des aperçus, il s’en dédommageait, comme on va voir, par l’énergie des paroles.

– Pourquoi ne pas condamner cet homme à dix ans de prison ? disait-il au moment où Julien approcha de son groupe ; c’est dans un fond de basse-fosse qu’il faut confiner les reptiles ; on doit les faire mourir à l’ombre, autrement leur venin s’exalte et devient plus dangereux. À quoi bon le condamner à mille écus d’amende ? Il est pauvre, soit, tant mieux ; mais son parti payera pour lui. Il fallait cinq cents francs d’amende et dix ans de basse-fosse.

Eh bon Dieu ! quel est donc le monstre dont 1 Célèbre prestidigitateur. – Note de l’édition Lévy, 1854.

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on parle ? pensa Julien, qui admirait le ton véhément et les gestes saccadés de son collègue.

La petite figure maigre et tirée du neveu favori de l’académicien était hideuse en ce moment. Julien apprit bientôt qu’il s’agissait du plus grand poète de l’époque.

– Ah, monstre ! s’écria Julien à demi haut, et des larmes généreuses vinrent mouiller ses yeux.

Ah, petit gueux ! pensa-t-il, je te revaudrai ce propos.

Voilà pourtant, pensa-t-il, les enfants perdus du parti dont le marquis est un des chefs ! Et cet homme illustre qu’il calomnie, que de croix, que de sinécures n’eût-il pas accumulées, s’il se fût vendu, je ne dis pas au plat ministère de M. de Nerval, mais à quelqu’un de ces ministres passablement honnêtes que nous avons vus se succéder ?

L’abbé Pirard fit signe de loin à Julien ; M. de La Mole venait de lui dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment écoutait les yeux baissés les gémissements d’un évêque, fut libre enfin, et put approcher de son ami, il le trouva 568

accaparé par cet abominable petit Tanbeau. Ce petit monstre l’exécrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la cour.

Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture ? C’était dans ces termes, d’une énergie biblique, que le petit homme de lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland.

Son mérite était de savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous le règne du nouveau roi d’Angleterre.

L’abbé Pirard passa dans un salon voisin ; Julien le suivit :

– Le marquis n’aime pas les écrivailleurs, je vous en avertis ; c’est sa seule antipathie. Sachez le latin, le grec, si vous pouvez, l’histoire des Égyptiens, des Perses, etc., il vous honorera et vous protégera comme un savant. Mais n’allez pas écrire une page en français, et surtout sur des matières graves et au-dessus de votre position dans le monde, il vous appellerait écrivailleur, et vous prendrait en guignon. Comment, habitant 569

l’hôtel d’un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot du duc de Castries sur d’Alembert et Rousseau : Cela veut raisonner de tout, et n’a pas mille écus de rente.

Tout se sait, pensa Julien, ici comme au séminaire ! Il avait écrit huit ou dix pages assez emphatiques : c’était une sorte d’éloge historique du vieux chirurgien-major qui, disait-il, l’avait fait homme. Et ce petit cahier, se dit Julien, a toujours été fermé à clef ! Il monta chez lui, brûla son manuscrit et revint au salon. Les coquins brillants l’avaient quitté, il ne restait que les hommes à plaques.

Autour de la table, que les gens venaient d’apporter toute servie, se trouvaient sept à huit femmes fort nobles, fort dévotes, fort affectées, âgées de trente à trente-cinq ans. La brillante maréchale de Fervaques entra en faisant des excuses sur l’heure tardive. Il était plus de minuit ; elle alla prendre place auprès de la marquise. Julien fut profondément ému ; elle avait les yeux et le regard de madame de Rênal.

Le groupe de mademoiselle de La Mole était 570

encore peuplé. Elle était occupée avec ses amis à se moquer du malheureux comte de Thaler.

C’était le fils unique de ce fameux Juif célèbre par les richesses qu’il avait acquises en prêtant de l’argent aux rois pour faire la guerre aux peuples.

Le Juif venait de mourir laissant à son fils cent mille écus de rente par mois, et un nom hélas trop connu. Cette position singulière eût exigé de la simplicité dans le caractère, ou beaucoup de force de volonté.

Malheureusement, le comte n’était qu’un bon homme garni de toutes sortes de prétentions qui lui étaient inspirées par ses flatteurs.

M. de Caylus prétendait qu’on lui avait donné la volonté de demander en mariage mademoiselle de La Mole (à laquelle le marquis de Croisenois, qui devait être duc avec cent mille livres de rente, faisait la cour).

– Ah ! ne l’accusez pas d’avoir une volonté, disait piteusement Norbert.

Ce qui manquait peut-être le plus à ce pauvre comte de Thaler, c’était la faculté de vouloir. Par ce côté de son caractère il eût été digne d’être roi.

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Prenant sans cesse conseil de tout le monde, il n’avait le courage de suivre aucun avis jusqu’au bout.

Sa physionomie eût suffi à elle seule, disait mademoiselle de La Mole, pour lui inspirer une joie éternelle. C’était un mélange singulier d’inquiétude et de désappointement ; mais de temps à autre on y distinguait fort bien des bouffées d’importance et de ce ton tranchant que doit avoir l’homme le plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa personne et n’a pas encore trente-six ans. Il est timidement insolent, disait M. de Croisenois. Le comte de Caylus, Norbert et deux ou trois jeunes gens à moustaches le persiflèrent tant qu’ils voulurent, sans qu’il s’en doutât, et enfin, le renvoyèrent comme une heure sonnait :

– Sont-ce vos fameux chevaux arabes qui vous attendent à la porte par le temps qu’il fait ? lui dit Norbert.

– Non ; c’est un nouvel attelage bien moins cher, répondit M. de Thaler. Le cheval de gauche me coûte cinq mille francs, et celui de droite ne 572

vaut que cent louis ; mais je vous prie de croire qu’on ne l’attelle que de nuit. C’est que son trot est parfaitement semblable à celui de l’autre.

La réflexion de Norbert fit penser au comte qu’il était décent pour un homme comme lui d’avoir la passion des chevaux, et qu’il ne fallait pas laisser mouiller les siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un instant après en se moquant de lui.

Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l’escalier, il m’a été donné de voir l’autre extrême de ma situation ! Je n’ai pas vingt louis de rente, et je me suis trouvé côte à côte avec un homme qui a vingt louis de rente par heure, et l’on se moquait de lui... Une telle vue guérit de l’envie.

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V

La sensibilité et une grande Dame dévote Une idée un peu vive y a l’air

d’une grossièreté, tant on y est

accoutumé aux mots sans relief.

Malheur à qui invente en parlant !

FAUBLAS.

Are sens