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On le dit fils d’un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais plutôt fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cent francs.
– Ah ! c’est Julien Sorel, dit le marquis.
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D’où savez-vous son nom
? dit l’abbé
étonné ; et comme il rougissait de sa question :
– C’est ce que je ne vous dirai pas, répondit le marquis.
– Eh bien ! reprit l’abbé, vous pourriez essayer d’en faire votre secrétaire, il a de l’énergie, de la raison ; en un mot, c’est un essai à tenter.
– Pourquoi pas ? dit le marquis ; mais serait-ce un homme à se laisser graisser la patte par le préfet de police ou par tout autre pour faire l’espion chez moi ? Voilà toute mon objection.
D’après les assurances favorables de l’abbé Pirard, le marquis prit un billet de mille francs :
– Envoyez ce viatique à Julien Sorel ; faites-le-moi venir.
– On voit bien, dit l’abbé Pirard, que vous habitez Paris. Vous ne connaissez pas la tyrannie qui pèse sur nous autres pauvres provinciaux, et en particulier sur les prêtres non amis des jésuites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorel, on saura se couvrir des prétextes les plus habiles, on me répondra qu’il est malade, la poste 471
aura perdu les lettres, etc., etc.
– Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre à l’évêque, dit le marquis.
– J’oubliais une précaution, dit l’abbé : ce jeune homme quoique né bien bas a le cœur haut, il ne sera d’aucune utilité si l’on effarouche son orgueil ; vous le rendriez stupide.
– Ceci me plaît, dit le marquis, j’en ferai le camarade de mon fils, cela suffira-t-il ?
Quelque temps après, Julien reçut une lettre d’une écriture inconnue et portant le timbre de Châlons, il y trouva un mandat sur un marchand de Besançon, et l’avis de se rendre à Paris sans délai. La lettre était signée d’un nom supposé, mais en l’ouvrant Julien avait tressailli : une feuille d’arbre était tombée à ses pieds ; c’était le signe dont il était convenu avec l’abbé Pirard.
Moins d’une heure après, Julien fut appelé à l’évêché où il se vit accueillir avec une bonté toute paternelle. Tout en citant Horace, Monseigneur lui fit, sur les hautes destinées qui l’attendaient à Paris, des compliments fort adroits 472
et qui, pour remerciements, attendaient des explications. Julien ne put rien dire, d’abord parce qu’il ne savait rien, et Monseigneur prit beaucoup de considération pour lui. Un des petits prêtres de l’évêché écrivit au maire qui se hâta d’apporter lui-même un passe-port signé, mais où l’on avait laissé en blanc le nom du voyageur.
Le soir avant minuit, Julien était chez Fouqué, dont l’esprit sage fut plus étonné que charmé de l’avenir qui semblait attendre son ami.
– Cela finira pour toi, dit cet électeur libéral, par une place du gouvernement, qui t’obligera à quelque démarche qui sera vilipendée dans les journaux. C’est par ta honte que j’aurai de tes nouvelles. Rappelle-toi que, même
financièrement parlant, il vaut mieux gagner cent louis dans un bon commerce de bois, dont on est le maître, que de recevoir quatre mille francs d’un gouvernement, fût-il celui du roi Salomon.
Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d’esprit d’un bourgeois de campagne. Il allait enfin paraître sur le théâtre des grandes choses.
Le bonheur d’aller à Paris, qu’il se figurait peuplé 473
de gens d’esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l’évêque de Besançon et que l’évêque d’Agde, éclipsait tout à ses yeux. Il se représenta à son ami comme privé de son libre arbitre par la lettre de l’abbé Pirard.
Le lendemain vers midi, il arriva dans Verrières le plus heureux des hommes
; il
comptait revoir madame de Rênal. Il alla d’abord chez son premier protecteur, le bon abbé Chélan.
Il trouva une réception sévère.
– Croyez-vous m’avoir quelque obligation ?
lui dit M. Chélan, sans répondre à son salut. Vous allez déjeuner avec moi, pendant ce temps on ira vous louer un autre cheval, et vous quitterez Verrières, sans y voir personne.
– Entendre c’est obéir, répondit Julien avec une mine de séminaire ; et il ne fut plus question que de théologie et de belle latinité.
Il monta à cheval, fit une lieue, après quoi apercevant un bois, et personne pour l’y voir entrer, il s’y enfonça. Au coucher du soleil, il renvoya le cheval. Plus tard, il entra chez un paysan, qui consentit à lui vendre une échelle et à 474
le suivre en la portant jusqu’au petit bois qui domine le COURS DE LA FIDÉLITÉ, à Verrières.
– Je suis un pauvre conscrit réfractaire... ou un contrebandier, dit le paysan en prenant congé de lui, mais qu’importe ! mon échelle est bien payée, et moi-même je ne suis pas sans avoir passé quelques mouvements de montre en ma vie.
La nuit était fort noire. Vers une heure du matin, Julien, chargé de son échelle, entra dans Verrières. Il descendit le plus tôt qu’il put dans le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rênal à une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta facilement avec l’échelle. Quel accueil me feront les chiens de garde ? pensait-il. Toute la question est là. Les chiens aboyèrent, et s’avancèrent au galop sur lui ; mais il siffla doucement, et ils vinrent le caresser.
Remontant alors de terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles fussent fermées, il lui fut facile d’arriver jusque sous la fenêtre de la chambre à coucher de madame de Rênal, qui, du côté du jardin, n’est élevée que de huit ou dix 475
pieds au-dessus du sol.