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Là, il fallut absolument prendre quelques jours de repos ; les voyageurs ne pouvaient plus mettre un pied devant l’autre ; deux des chiens d’attelage étaient morts d’épuisement.

On s’abrita donc derrière un glaçon, par un froid de deux degrés au-dessous de zéro (– 19° centigrades) ; personne n’eut le courage de dresser la tente.

Les provisions étaient fort réduites, et, malgré l’extrême parcimonie mise dans les rations, celles-ci ne pouvaient durer plus de huit jours ; le gibier devenait rare et regagnait pour l’hiver de moins rudes climats. La mort par la faim se dressait donc menaçante devant ses victimes épuisées.

Altamont, qui montrait un grand dévouement et une véritable abnégation, profita d’un reste de force et résolut de procurer par la chasse quelque nourriture à ses compagnons.

Il prit son fusil, appela Duk et s’engagea dans les plaines du nord ; le docteur, Johnson et Bell le virent s’éloigner presque indifféremment. Pendant une heure, ils n’entendirent pas une seule fois la détonation de son fusil, et ils le virent revenir sans qu’un seul coup eût été tiré ; mais l’Américain accourait comme un homme épouvanté.

– Qu’y a-t-il ? lui demanda le docteur.

– Là-bas ! sous la neige ! répondit Altamont avec un accent d’effroi en montrant un point de l’horizon.

– Quoi ?

– Toute une troupe d’hommes !…

– Vivants ?

– Morts… gelés… et même…

L’Américain n’osa achever sa pensée, mais sa physionomie exprimait la plus indicible horreur.

Le docteur, Johnson, Bell, ranimés par cet incident, trouvèrent le moyen de se relever et se traînèrent sur les traces d’Altamont, vers cette partie de la plaine qu’il indiquait du geste.

Ils arrivèrent bientôt à un espace resserré, au fond d’une ravine profonde, et là, quel spectacle s’offrit à leur vue !

Des cadavres déjà raidis, à demi enterrés sous ce linceul blanc, sortaient çà et là de la couche de neige ; ici un bras, là une jambe, plus loin des mains crispées, des têtes conservant encore leur physionomie menaçante et désespérée !

Le docteur s’approcha, puis il recula, pâle, les traits décomposés, pendant que Duk aboyait avec une sinistre épouvante.

– Horreur ! horreur ! fit-il.

– Eh bien ? demanda le maître d’équipage.

– Vous ne les avez pas reconnus ? fit le docteur d’une voix altérée.

– Que voulez-vous dire ?

– Regardez !

Cette ravine avait été naguère le théâtre d’une dernière lutte des hommes contre le climat, contre le désespoir, contre la faim même, car, à certains restes horribles, on comprit que les malheureux s’étaient repus de cadavres humains, peut-être d’une chair encore palpitante, et, parmi eux, le docteur avait reconnu Shandon, Pen, le misérable équipage du Forward ; les forces firent défaut, les vivres manquèrent à ces infortunés ; leur chaloupe fut brisée probablement par les avalanches ou précipitée dans un gouffre, et ils ne purent profiter de la mer libre ; on peut supposer aussi qu’ils s’égarèrent au milieu de ces continents inconnus. D’ailleurs, des gens partis sous l’excitation de la révolte ne pouvaient être longtemps unis entre eux de cette union qui permet d’accomplir les grandes choses. Un chef de révoltés n’a jamais qu’une puissance douteuse entre les mains. Et, sans doute, Shandon fut promptement débordé.

Quoi qu’il en soit, cet équipage passa évidemment par mille tortures, mille désespoirs, pour en arriver à cette épouvantable catastrophe ; mais le secret de leurs misères est enseveli avec eux pour toujours dans les neiges du pôle.

– Fuyons ! fuyons ! s’écria le docteur.

Et il entraîna ses compagnons loin du lieu de ce désastre. L’horreur leur rendit une énergie momentanée. Ils se remirent en marche.

Chapitre 27 CONCLUSION

À quoi bon s’appesantir sur les maux qui frappèrent sans relâche les survivants de l’expédition ? Eux-mêmes, ils ne purent jamais retrouver dans leur mémoire le souvenir détaillé des huit jours qui s’écoulèrent après l’horrible découverte des restes de l’équipage.

Cependant, le 9 septembre, par un miracle d’énergie, ils se trouvèrent au cap Horsburg, à l’extrémité du Devon-Septentrional.

Ils mouraient de faim ; ils n’avaient pas mangé depuis quarante-huit heures, et leur dernier repas fut fait de la chair de leur dernier chien esquimau. Bell ne pouvait aller plus loin, et le vieux Johnson se sentait mourir.

Ils étaient sur le rivage de la mer de Baffin, prise en partie, c’est-à-dire sur le chemin de l’Europe. À trois milles de la côte, les flots libres déferlaient avec bruit sur les vives arêtes du champ de glace.

Il fallait attendre le passage problématique d’un baleinier, et combien de jours encore ?…

Mais le ciel prit ces malheureux en pitié, car, le lendemain, Altamont aperçut distinctement une voile à l’horizon.

On sait quelles angoisses accompagnent ces apparitions de navires, quelles craintes d’une espérance déçue ! Le bâtiment semble s’approcher et s’éloigner tour à tour. Ce sont des alternatives horribles d’espoir et de désespoir, et trop souvent, au moment où les naufragés se croient sauvés, la voile entrevue s’éloigne et s’efface à l’horizon.

Le docteur et ses compagnons passèrent par toutes ces épreuves ; ils étaient arrivés à la limite occidentale du champ de glace, se portant, se poussant les uns les autres, et ils voyaient disparaître peu à peu ce navire, sans qu’il eût remarqué leur présence. Ils l’appelaient, mais en vain !

Ce fut alors que le docteur eut une dernière inspiration de cet industrieux génie qui l’avait si bien servi jusqu’alors.

Un glaçon, pris par le courant, vint se heurter contre l’ice-field.

– Ce glaçon ! fit-il, en le montrant de la main.

On ne le comprit pas.

– Embarquons ! embarquons ! s’écria-t-il.

Ce fut un éclair dans l’esprit de tous.

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