– Plus haut ! plus haut ! répétait l’insensé.
– Eh bien, non ! nous ne souffrirons pas…
Le docteur n’avait pas achevé ces mots qu’Hatteras, par un effort surhumain, franchit le fleuve de lave et se trouva hors de la portée de ses compagnons.
Ceux-ci poussèrent un cri ; ils croyaient Hatteras abîmé dans le torrent de feu ; mais le capitaine était retombé de l’autre côté, suivi par son chien Duk, qui ne voulait pas le quitter.
Il disparut derrière un rideau de fumée, et l’on entendit sa voix qui décroissait dans l’éloignement.
– Au nord ! au nord ! criait-il. Au sommet du mont Hatteras ! Souvenez-vous du mont Hatteras !
On ne pouvait songer à rejoindre le capitaine ; il y avait vingt chances pour rester là où il avait passé avec ce bonheur et cette adresse particulière aux fous ; il était impossible de franchir ce torrent de feu, impossible également de le tourner. Altamont tenta vainement de passer ; il faillit périr en voulant traverser le fleuve de lave ; ses compagnons durent le retenir malgré lui.
– Hatteras ! Hatteras ! s’écriait le docteur.
Mais le capitaine ne répondit pas, et les aboiements à peine distincts de Duk retentirent seuls dans la montagne.
Cependant Hatteras se laissait voir par intervalles à travers les colonnes de fumée et sous les pluies de cendre. Tantôt son bras, tantôt sa tête sortaient du tourbillon. Puis il disparaissait et se montrait plus haut accroché aux rocs. Sa taille diminuait avec cette rapidité fantastique des objets qui s’élèvent dans l’air. Une demi-heure après, il semblait déjà rapetissé de moitié.
L’atmosphère s’emplissait des bruits sourds du volcan ; la montagne résonnait et ronflait comme une chaudière bouillante ; on sentait ses flancs frissonner. Hatteras montait toujours. Duk le suivait.
De temps en temps, un éboulement se produisait derrière eux, et quelque roc énorme, pris d’une vitesse croissante et rebondissant sur les crêtes, allait s’engouffrer jusqu’au fond du bassin polaire.
Hatteras ne se retournait même pas. Il s’était servi de son bâton comme d’une hampe pour y attacher le pavillon anglais. Ses compagnons épouvantés ne perdaient pas un de ses mouvements. Ses dimensions devenaient peu à peu microscopiques, et Duk paraissait réduit à la taille d’un gros rat.
Il y eut un moment où le vent rabattit sur eux un vaste rideau de flamme. Le docteur poussa un cri d’angoisse ; mais Hatteras réapparut, debout, agitant son drapeau.
Le spectacle de cette effrayante ascension dura plus d’une heure. Une heure de lutte avec les rocs vacillants, avec les fondrières de cendre dans lesquelles ce héros de l’impossible disparaissait jusqu’à mi-corps. Tantôt il se hissait, en s’arc-boutant des genoux et des reins contre les anfractuosités de la montagne, et tantôt, suspendu par les mains à quelque arête vive, il oscillait au vent comme une touffe desséchée.
Enfin il arriva au sommet du volcan, à l’orifice même du cratère. Le docteur eut alors l’espoir que le malheureux, parvenu à son but, en reviendrait peut-être, et n’aurait plus que les dangers du retour à subir. Il poussa un dernier cri :
– Hatteras ! Hatteras !
L’appel du docteur fut tel qu’il remua l’Américain jusqu’au fond de l’âme.
– Je le sauverai ! s’écria Altamont.
Puis, d’un bond, franchissant le torrent de feu au risque d’y tomber, il disparut au milieu des roches.
Clawbonny n’avait pas eu le temps de l’arrêter.
Cependant Hatteras, parvenu à la cime de la montagne, s’avançait au-dessus du gouffre sur un roc qui surplombait. Les pierres pleuvaient autour de lui. Duk le suivait toujours. Le pauvre animal semblait déjà saisi par l’attraction vertigineuse de l’abîme, Hatteras agitait son pavillon, qui s’éclairait de reflets incandescents, et le fond rouge de l’étamine se développait en longs plis au souffle du cratère.
Hatteras le balançait d’une main. De l’autre, il montrait au zénith le pôle de la sphère céleste. Cependant, il semblait hésiter. Il cherchait encore le point mathématique où se réunissent tous les méridiens du globe et sur lequel, dans son entêtement sublime, il voulait poser le pied.
Tout d’un coup le rocher manqua sous lui. Il disparut. Un cri terrible de ses compagnons monta jusqu’au sommet de la montagne. Une seconde, un siècle ! s’écoula. Clawbonny crut son ami perdu et enseveli à jamais dans les profondeurs du volcan. Mais Altamont était là, Duk aussi. L’homme et le chien avaient saisi le malheureux au moment où il disparaissait dans l’abîme. Hatteras était sauvé, sauvé malgré lui, et, une demi-heure plus tard, le capitaine du Forward, privé de tout sentiment, reposait entre les bras de ses compagnons désespérés.
Quand il revint à lui, le docteur interrogea son regard dans une muette angoisse. Mais ce regard inconscient, comme celui de l’aveugle qui regarde sans voir, ne lui répondit pas.
– Grand Dieu ! dit Johnson, il est aveugle !
– Non ! répondit Clawbonny, non ! Mes pauvres amis, nous n’avons sauvé que le corps d’Hatteras ! Son âme est restée au sommet de ce volcan ! Sa raison est morte !
– Fou ! s’écrièrent Johnson et Altamont consternés.
– Fou ! répondit le docteur.
Et de grosses larmes coulèrent de ses yeux.
Chapitre 26 RETOUR AU SUD
Trois heures après ce triste dénouement des aventures du capitaine Hatteras, Clawbonny, Altamont et les deux matelots se trouvaient réunis dans la grotte au pied du volcan.
Là, Clawbonny fut prié de donner son opinion sur ce qu’il convenait de faire.
– Mes amis, dit-il, nous ne pouvons prolonger notre séjour à l’île de la Reine ; la mer est libre devant nous ; nos provisions sont en quantité suffisante ; il faut repartir et regagner en toute hâte le Fort-Providence, où nous hivernerons jusqu’à l’été prochain.
– C’est aussi mon avis, répondit Altamont ; le vent est bon, et dès demain nous reprendrons la mer.
La journée se passa dans un profond abattement. La folie du capitaine était d’un présage funeste, et, quand Johnson, Bell, Altamont reportaient leurs idées vers le retour, ils s’effrayaient de leur abandon, ils s’épouvantaient de leur éloignement. L’âme intrépide d’Hatteras leur faisait défaut.
Cependant, en hommes énergiques, ils s’apprêtèrent à lutter de nouveau contre les éléments, et contre eux-mêmes, si jamais ils se sentaient faiblir.
Le lendemain samedi, 13 juillet, les effets de campement furent embarqués, et bientôt tout fut prêt pour le départ.
Mais avant de quitter ce rocher pour ne jamais le revoir, le docteur, suivant les intentions d’Hatteras, fit élever un cairn au point même où le capitaine avait abordé l’île ; ce cairn fut fait de gros blocs superposés, de façon à former un amer parfaitement visible, si toutefois les hasards de l’éruption le respectaient.
Sur une des pierres latérales, Bell grava au ciseau cette simple inscription