L’accès à l’intérieur du brick était facile alors.
L’eau baissait toujours, et le dessous du pont, devenu maintenant le dessus par le renversement de la coque, était praticable. Le lest, composé de lourdes gueuses de fonte, l’avait défoncé en plusieurs endroits. On entendait la mer qui bruissait, en s’écoulant par les fissures de la coque.
Cyrus Smith et ses compagnons, la hache à la main, s’avancèrent sur le pont à demi brisé. Des caisses de toutes sortes l’encombraient, et, comme elles n’avaient séjourné dans l’eau que pendant un temps très limité, peut-être leur contenu n’était-il pas avarié.
On s’occupa donc de mettre toute cette cargaison en lieu sûr. L’eau ne devait pas revenir avant quelques heures, et ces quelques heures furent utilisées de la manière la plus profitable. Ayrton et Pencroff avaient frappé, à l’ouverture pratiquée dans la coque, un palan qui servait à hisser les barils et les caisses. La pirogue les recevait et les transportait immédiatement sur la plage. On prenait tout, indistinctement, quitte à faire plus tard un triage de ces objets. En tout cas, ce que les colons purent d’abord constater avec une extrême satisfaction, c’est que le brick possédait une cargaison très variée, un assortiment d’articles de toutes sortes, ustensiles, produits manufacturés, outils, tels que chargent les bâtiments qui font le grand cabotage de la Polynésie. Il était probable que l’on trouverait là un peu de tout, et on conviendra que c’était précisément ce qu’il fallait à la colonie de l’île Lincoln.
Toutefois, – et Cyrus Smith l’observait dans un étonnement silencieux, – non seulement la coque du brick, ainsi qu’il a été dit, avait énormément souffert du choc quelconque qui avait déterminé la catastrophe, mais l’aménagement était dévasté, surtout vers l’avant. Cloisons et épontilles étaient brisées comme si quelque formidable obus eût éclaté à l’intérieur du brick. Les colons purent aller facilement de l’avant à l’arrière, après avoir déplacé les caisses qui étaient extraites au fur et à mesure. Ce n’étaient point de lourds ballots, dont le déplacement eût été difficile, mais de simples colis, dont l’arrimage, d’ailleurs, n’était plus reconnaissable.
Les colons parvinrent alors jusqu’à l’arrière du brick, dans cette partie que surmontait autrefois la dunette. C’était là que, suivant l’indication d’Ayrton, il fallait chercher la soute aux poudres. Cyrus Smith pensant qu’elle n’avait pas fait explosion, il était possible que quelques barils pussent être sauvés, et que la poudre, qui est ordinairement enfermée dans des enveloppes de métal, n’eût pas souffert du contact de l’eau.
Ce fut, en effet, ce qui était arrivé. On trouva, au milieu d’une grande quantité de projectiles, une vingtaine de barils, dont l’intérieur était garni de cuivre, et qui furent extraits avec précaution.
Pencroff se convainquit par ses propres yeux que la destruction du speedy ne pouvait être attribuée à une explosion. La portion de la coque dans laquelle se trouvait située la soute était précisément celle qui avait le moins souffert.
« Possible ! répondit l’entêté marin, mais, quant à une roche, il n’y a pas de roche dans le canal !
– Alors, que s’est-il passé ? demanda Harbert.
– Je n’en sais rien, répondit Pencroff, Monsieur Cyrus n’en sait rien, et personne n’en sait et n’en saura jamais rien ! »
Pendant ces diverses recherches, plusieurs heures s’étaient écoulées, et le flot commençait à se faire sentir. Il fallut suspendre les travaux de sauvetage.
Du reste, il n’y avait pas à craindre que la carcasse du brick fût entraînée par la mer, car elle était déjà enlisée, et aussi solidement fixée que si elle eût été affourchée sur ses ancres.
On pouvait donc sans inconvénient attendre le prochain jusant pour reprendre les opérations. Mais, quant au bâtiment lui-même, il était bien condamné, et il faudrait même se hâter de sauver les débris de la coque, car elle ne tarderait pas à disparaître dans les sables mouvants du canal.
Il était cinq heures du soir. La journée avait été rude pour les travailleurs. Ils mangèrent de grand appétit, et, quelles que fussent leurs fatigues, ils ne résistèrent pas, après leur dîner, au désir de visiter les caisses dont se composait la cargaison du speedy.
La plupart contenaient des vêtements confectionnés, qui, on le pense, furent bien reçus. Il y avait là de quoi vêtir toute une colonie, du linge à tout usage, des chaussures à tous pieds.
« Nous voilà trop riches ! s’écriait Pencroff. Mais qu’est-ce que nous allons faire de tout cela ? »
Et, à chaque instant, éclataient les hurrahs du joyeux marin, quand il reconnaissait des barils de tafia, des boucauts de tabac, des armes à feu et des armes blanches, des balles de coton, des instruments de labourage, des outils de charpentier, de menuisier, de forgeron, des caisses de graines de toute espèce, que leur court séjour dans l’eau n’avait point altérées. Ah ! Deux ans auparavant, comme ces choses seraient venues à point ! Mais enfin, même maintenant que ces industrieux colons s’étaient outillés eux-mêmes, ces richesses trouveraient leur emploi.
La place ne manquait pas dans les magasins de Granite-House ; mais, ce jour-là, le temps fit défaut, on ne put emmagasiner le tout. Il ne fallait pourtant pas oublier que six survivants de l’équipage du speedy avaient pris pied sur l’île, que c’étaient vraisemblablement des chenapans de premier ordre, et qu’il y avait à se garder contre eux. Bien que le pont de la Mercy et que les ponceaux fussent relevés, ces convicts n’en étaient pas à s’embarrasser d’une rivière ou d’un ruisseau, et, poussés par le désespoir, de tels coquins pouvaient être redoutables.
On verrait plus tard quel parti il conviendrait de prendre à leur égard ; mais, en attendant, il fallait veiller sur les caisses et colis entassés auprès des cheminées, et c’est à quoi les colons, pendant la nuit, s’employèrent tour à tour.
La nuit se passa, cependant, sans que les convicts eussent tenté quelque agression. Maître Jup et Top, de garde au pied de Granite-House, eussent vite fait de les signaler.
Les trois jours qui suivirent, 19, 20 et 21 octobre, furent employés à sauver tout ce qui pouvait avoir une valeur ou une utilité quelconque, soit dans la cargaison, soit dans le gréement du brick. À mer basse, on déménageait la cale. À mer haute, on emmagasinait les objets sauvés. Une grande partie du doublage en cuivre put être arrachée de la coque, qui, chaque jour, s’enlisait davantage. Mais, avant que les sables eussent englouti les objets pesants qui avaient coulé par le fond, Ayrton et Pencroff, ayant plusieurs fois plongé jusqu’au lit du canal, retrouvèrent les chaînes et les ancres du brick, les gueuses de son lest, et jusqu’aux quatre canons, qui, soulagés au moyen de barriques vides, purent être amenés à terre.
On voit que l’arsenal de la colonie avait non moins gagné au sauvetage que les offices et les magasins de Granite-House. Pencroff, toujours enthousiaste dans ses projets, parlait déjà de construire une batterie qui commanderait le canal et l’embouchure de la rivière. Avec quatre canons, il s’engageait à empêcher toute flotte, « si puissante qu’elle fût », de s’aventurer dans les eaux de l’île Lincoln ! Sur ces entrefaites, alors qu’il ne restait plus du brick qu’une carcasse sans utilité, le mauvais temps vint, qui acheva de la détruire. Cyrus Smith avait eu l’intention de la faire sauter afin d’en recueillir les débris à la côte, mais un gros vent de nord-est et une grosse mer lui permirent d’économiser sa poudre. En effet, dans la nuit du 23 au 24, la coque du brick fut entièrement démantibulée, et une partie des épaves s’échoua sur la grève.
Quant aux papiers du bord, inutile de dire que, bien qu’il eût fouillé minutieusement les armoires de la dunette, Cyrus Smith n’en trouva pas trace. Les pirates avaient évidemment détruit tout ce qui concernait, soit le capitaine, soit l’armateur du speedy, et comme le nom de son port d’attache n’était pas porté au tableau d’arrière, rien ne pouvait faire soupçonner sa nationalité. Cependant, à certaines formes de son avant, Ayrton et Pencroff avaient paru croire que ce brick devait être de construction anglaise.
Huit jours après la catastrophe, ou plutôt après l’heureux mais inexplicable dénouement auquel la colonie devait son salut, on ne voyait plus rien du navire, même à mer basse. Ses débris avaient été dispersés, et Granite-House était riche de presque tout ce qu’il avait contenu.
Cependant, le mystère qui cachait son étrange destruction n’eût jamais été éclairci, sans doute, si, le 30 novembre, Nab, rôdant sur la grève, n’eût trouvé un morceau d’un épais cylindre de fer, qui portait des traces d’explosion. Ce cylindre était tordu et déchiré sur ses arêtes, comme s’il eût été soumis à l’action d’une substance explosive.
Nab apporta ce morceau de métal à son maître, qui était alors occupé avec ses compagnons à l’atelier des cheminées.
Cyrus Smith examina attentivement ce cylindre, puis, se tournant vers Pencroff :
« Vous persistez, mon ami, lui dit-il, à soutenir que le speedy n’a pas péri par suite d’un choc ?
– Oui, Monsieur Cyrus, répondit le marin. Vous savez aussi bien que moi qu’il n’y a pas de roches dans le canal.
– Mais s’il avait heurté ce morceau de fer ? dit l’ingénieur en montrant le cylindre brisé.
– Quoi, ce bout de tuyau ? s’écria Pencroff d’un ton d’incrédulité complète.
– Mes amis, reprit Cyrus Smith, vous rappelez-vous qu’avant de sombrer, le brick s’est élevé au sommet d’une véritable trombe d’eau ?
– Oui, Monsieur Cyrus ! répondit Harbert.
– Eh bien, voulez-vous savoir ce qui avait soulevé cette trombe ? C’est ceci, dit l’ingénieur en montrant le tube brisé.
– Ceci ? répliqua Pencroff.
– Oui ! Ce cylindre est tout ce qui reste d’une torpille !
– Une torpille ! s’écrièrent les compagnons de l’ingénieur.
– Et qui l’avait mise là, cette torpille ? demanda Pencroff, qui ne voulait pas se rendre.
– Tout ce que je puis vous dire, c’est que ce n’est pas moi ! répondit Cyrus Smith, mais elle y était, et vous avez pu juger de son incomparable puissance ! »