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Le troisième projectile, lancé, cette fois, sur les dunes qui formaient la côte supérieure de la baie de l’union, frappa le sable à une distance d’au moins quatre milles ; puis, après avoir ricoché, il se perdit en mer dans un nuage d’écume.

Pour la quatrième pièce, Cyrus Smith força un peu la charge, afin d’en essayer l’extrême portée. Puis, chacun s’étant mis à l’écart pour le cas où elle aurait éclaté, l’étoupille fut enflammée au moyen d’une longue corde. Une violente détonation se fit entendre, mais la pièce avait résisté, et les colons, s’étant précipités à la fenêtre, purent voir le projectile écorner les roches du cap mandibule, à près de cinq milles de Granite-House, et disparaître dans le golfe du requin.

« Eh bien, Monsieur Cyrus, s’écria Pencroff, dont les hurrahs auraient pu rivaliser avec les détonations produites, qu’est-ce que vous dites de notre batterie ? Tous les pirates du Pacifique n’ont qu’à se présenter devant Granite-House ! Pas un n’y débarquera maintenant sans notre permission !

– Si vous m’en croyez, Pencroff, répondit l’ingénieur, mieux vaut n’en pas faire l’expérience.

– À propos, reprit le marin, et les six coquins qui rôdent dans l’île, qu’est-ce que nous en ferons ? Est-ce que nous les laisserons courir nos forêts, nos champs, nos prairies ? Ce sont de vrais jaguars, ces pirates-là, et il me semble que nous ne devons pas hésiter à les traiter comme tels ? Qu’en pensez-vous, Ayrton ? » ajouta Pencroff en se retournant vers son compagnon.

Ayrton hésita d’abord à répondre, et Cyrus Smith regretta que Pencroff lui eût un peu étourdiment posé cette question. Aussi fut-il fort ému, quand Ayrton répondit d’une voix humble :

« J’ai été un de ces jaguars, Monsieur Pencroff, et je n’ai pas le droit de parler… »

Et d’un pas lent il s’éloigna.

Pencroff avait compris.

« Satanée bête que je suis ! s’écria-t-il. Pauvre Ayrton ! Il a pourtant droit de parler ici autant que qui que ce soit !…

– Oui, dit Gédéon Spilett, mais sa réserve lui fait honneur, et il convient de respecter ce sentiment qu’il a de son triste passé.

– Entendu, Monsieur Spilett, répondit le marin, et on ne m’y reprendra plus ! J’aimerais mieux avaler ma langue que de causer un chagrin à Ayrton ! Mais revenons à la question. Il me semble que ces bandits n’ont droit à aucune pitié et que nous devons au plus tôt en débarrasser l’île.

– C’est bien votre avis, Pencroff ? demanda l’ingénieur.

– Tout à fait mon avis.

– Et avant de les poursuivre sans merci, vous n’attendriez pas qu’ils eussent de nouveau fait acte d’hostilité contre nous ?

– Ce qu’ils ont fait ne suffit donc pas ? demanda Pencroff, qui ne comprenait rien à ces hésitations.

– Ils peuvent revenir à d’autres sentiments ! dit Cyrus Smith, et peut-être se repentir…

– Se repentir, eux ! s’écria le marin en levant les épaules.

– Pencroff, pense à Ayrton ! dit alors Harbert, en prenant la main du marin. Il est redevenu un honnête homme ! »

Pencroff regarda ses compagnons les uns après les autres. Il n’aurait jamais cru que sa proposition dût soulever une hésitation quelconque. Sa rude nature ne pouvait pas admettre que l’on transigeât avec les coquins qui avaient débarqué sur l’île, avec des complices de Bob Harvey, les assassins de l’équipage du speedy, et il les regardait comme des bêtes fauves qu’il fallait détruire sans hésitation et sans remords.

« Tiens ! fit-il. J’ai tout le monde contre moi ! Vous voulez faire de la générosité avec ces gueux-là ! Soit. Puissions-nous ne pas nous en repentir !

– Quel danger courons-nous, dit Harbert, si nous avons soin de nous tenir sur nos gardes ?

– Hum ! fit le reporter, qui ne se prononçait pas trop. Ils sont six et bien armés. Que chacun d’eux s’embusque dans un coin et tire sur l’un de nous, ils seront bientôt maîtres de la colonie !

– Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? répondit Harbert. Sans doute parce que leur intérêt n’était pas de le faire. D’ailleurs, nous sommes six aussi.

– Bon ! Bon ! répondit Pencroff, qu’aucun raisonnement n’eût pu convaincre. Laissons ces braves gens vaquer à leurs petites occupations, et ne songeons plus à eux !

– Allons, Pencroff, dit Nab, ne te fais pas si méchant que cela ! Un de ces malheureux serait ici, devant toi, à bonne portée de ton fusil, que tu ne tirerais pas dessus…

– Je tirerais sur lui comme sur un chien enragé, Nab, répondit froidement Pencroff.

– Pencroff, dit alors l’ingénieur, vous avez souvent témoigné beaucoup de déférence à mes avis. Voulez-vous, dans cette circonstance, vous en rapporter encore à moi ?

– Je ferai comme il vous plaira, Monsieur Smith, répondit le marin, qui n’était nullement convaincu.

– Eh bien, attendons, et n’attaquons que si nous sommes attaqués. »

Ainsi fut décidée la conduite à tenir vis-à-vis des pirates, bien que Pencroff n’en augurât rien de bon.

On ne les attaquerait pas, mais on se tiendrait sur ses gardes. Après tout, l’île était grande et fertile. Si quelque sentiment d’honnêteté leur était resté au fond de l’âme, ces misérables pouvaient peut-être s’amender. Leur intérêt bien entendu n’était-il pas, dans les conditions où ils avaient à vivre, de se refaire une vie nouvelle. En tout cas, ne fût-ce que par humanité, on devait attendre. Les colons n’auraient peut-être plus, comme auparavant, la facilité d’aller et de venir sans défiance.

Jusqu’alors ils n’avaient eu à se garder que des fauves, et maintenant six convicts, peut-être de la pire espèce, rôdaient sur leur île. C’était grave, sans doute, et c’eût été, pour des gens moins braves, la sécurité perdue.

N’importe ! Dans le présent, les colons avaient raison contre Pencroff. Auraient-ils raison dans l’avenir ? On le verrait.


CHAPITRE VI

Cependant, la grande préoccupation des colons était d’opérer cette exploration complète de l’île, qui avait été décidée, exploration qui aurait maintenant deux buts : découvrir d’abord l’être mystérieux dont l’existence n’était plus discutable, et, en même temps, reconnaître ce qu’étaient devenus les pirates, quelle retraite ils avaient choisie, quelle vie ils menaient et ce qu’on pouvait avoir à craindre de leur part.

Cyrus Smith désirait partir sans retard ; mais, l’expédition devant durer plusieurs jours, il avait paru convenable de charger le chariot de divers effets de campement et d’ustensiles qui faciliteraient l’organisation des haltes. Or, en ce moment, un des onaggas, blessé à la jambe, ne pouvait être attelé ; quelques jours de repos lui étaient nécessaires, et l’on crut pouvoir sans inconvénient remettre le départ d’une semaine, c’est-à-dire au 20 novembre. Le mois de novembre, sous cette latitude, correspond au mois de mai des zones boréales. On était donc dans la belle saison. Le soleil arrivait sur le tropique du Capricorne et donnait les plus longs jours de l’année. L’époque serait donc tout à fait favorable à l’expédition projetée, expédition qui, si elle n’atteignait pas son principal but, pouvait être féconde en découvertes, surtout au point de vue des productions naturelles, puisque Cyrus Smith se proposait d’explorer ces épaisses forêts du Far-West, qui s’étendaient jusqu’à l’extrémité de la presqu’île serpentine.

Pendant les neuf jours qui allaient précéder le départ, il fut convenu que l’on mettrait la main aux derniers travaux du plateau de Grande-vue.

Cependant, il était nécessaire qu’Ayrton retournât au corral, où les animaux domestiques réclamaient ses soins. On décida donc qu’il y passerait deux jours, et qu’il ne reviendrait à Granite-House qu’après avoir largement approvisionné les étables. Au moment où il allait partir, Cyrus Smith lui demanda s’il voulait que l’un d’eux l’accompagnât, lui faisant observer que l’île était moins sûre qu’autrefois.

Ayrton répondit que c’était inutile, qu’il suffirait à la besogne, et que, d’ailleurs, il ne craignait rien. Si quelque incident se produisait au corral ou dans les environs, il en préviendrait immédiatement les colons par un télégramme à l’adresse de Granite-House.

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