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Ayrton partit donc le 9 dès l’aube, emmenant le chariot, attelé d’un seul onagga, et, deux heures après, le timbre électrique annonçait qu’il avait trouvé tout en ordre au corral.

Pendant ces deux jours, Cyrus Smith s’occupa d’exécuter un projet qui devait mettre définitivement Granite-House à l’abri de toute surprise. Il s’agissait de dissimuler absolument l’orifice supérieur de l’ancien déversoir, qui était déjà maçonné et à demi caché sous des herbes et des plantes, à l’angle sud du lac Grant. Rien n’était plus aisé, puisqu’il suffisait de surélever de deux à trois pieds le niveau des eaux du lac, sous lesquelles l’orifice serait alors complètement noyé.

Or, pour rehausser ce niveau, il n’y avait qu’à établir un barrage aux deux saignées faites au lac et par lesquelles s’alimentaient le creek glycérine et le creek de la grande-chute. Les colons furent conviés à ce travail, et les deux barrages, qui, d’ailleurs, n’excédaient pas sept à huit pieds en largeur sur trois de hauteur, furent dressés rapidement au moyen de quartiers de roches bien cimentés.

Ce travail achevé, il était impossible de soupçonner qu’à la pointe du lac existait un conduit souterrain par lequel se déversait autrefois le trop-plein des eaux.

Il va sans dire que la petite dérivation qui servait à l’alimentation du réservoir de Granite-House et à la manœuvre de l’ascenseur avait été soigneusement ménagée, et que l’eau ne manquerait en aucun cas.

L’ascenseur une fois relevé, cette sûre et confortable retraite défiait toute surprise ou coup de main.

Cet ouvrage avait été rapidement expédié, et Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert trouvèrent le temps de pousser une pointe jusqu’à port-ballon.

Le marin était très désireux de savoir si la petite anse au fond de laquelle était mouillé le Bonadventure avait été visitée par les convicts.

« Précisément, fit-il observer, ces gentlemen ont pris terre sur la côte méridionale, et, s’ils ont suivi le littoral, il est à craindre qu’ils n’aient découvert le petit port, auquel cas je ne donnerais pas un demi-dollar de notre Bonadventure. »

Les appréhensions de Pencroff n’étaient pas sans quelque fondement, et une visite à port-ballon parut être fort opportune.

Le marin et ses compagnons partirent donc dans l’après-dînée du 10 novembre, et ils étaient bien armés. Pencroff, en glissant ostensiblement deux balles dans chaque canon de son fusil, secouait la tête, ce qui ne présageait rien de bon pour quiconque l’approcherait de trop près, « bête ou homme », dit-il.

Gédéon Spilett et Harbert prirent aussi leur fusil, et, vers trois heures, tous trois quittèrent Granite-House.

Nab les accompagna jusqu’au coude de la Mercy, et, après leur passage, il releva le pont. Il était convenu qu’un coup de fusil annoncerait le retour des colons, et que Nab, à ce signal, reviendrait rétablir la communication entre les deux berges de la rivière.

La petite troupe s’avança directement par la route du port vers la côte méridionale de l’île. Ce n’était qu’une distance de trois milles et demi, mais Gédéon Spilett et ses compagnons mirent deux heures à la franchir. Aussi, avaient-ils fouillé toute la lisière de la route, tant du côté de l’épaisse forêt que du côté du marais des tadornes. Ils ne trouvèrent aucune trace des fugitifs, qui, sans doute, n’étant pas encore fixés sur le nombre des colons et sur les moyens de défense dont ils disposaient, avaient dû gagner les portions les moins accessibles de l’île.

Pencroff, arrivé à port-ballon, vit avec une extrême satisfaction le Bonadventure tranquillement mouillé dans l’étroite crique. Du reste, port-ballon était si bien caché au milieu de ces hautes roches, que ni de la mer, ni de la terre, on ne pouvait le découvrir, à moins d’être dessus ou dedans.

« Allons, dit Pencroff, ces gredins ne sont pas encore venus ici. Les grandes herbes conviennent mieux aux reptiles, et c’est évidemment dans le Far-West que nous les retrouverons.

– Et c’est fort heureux, car s’ils avaient trouvé le Bonadventure, ajouta Harbert, ils s’en seraient emparés pour fuir, ce qui nous eût empêchés de retourner prochainement à l’île Tabor.

– En effet, répondit le reporter, il sera important d’y porter un document qui fasse connaître la situation de l’île Lincoln et la nouvelle résidence d’Ayrton, pour le cas où le yacht écossais viendrait le reprendre.

– Eh bien, le Bonadventure est toujours là, Monsieur Spilett ! répliqua le marin. Son équipage et lui sont prêts à partir au premier signal !

– Je pense, Pencroff, que ce sera chose à faire dès que notre expédition dans l’île sera terminée. Il est possible, après tout, que cet inconnu, si nous parvenons à le trouver, en sache long et sur l’île Lincoln et sur l’île Tabor. N’oublions pas qu’il est l’auteur incontestable du document, et il sait peut-être à quoi s’en tenir sur le retour du yacht !

– Mille diables ! s’écria Pencroff, qui ça peut-il bien être ? Il nous connaît, ce personnage, et nous ne le connaissons pas ! Si c’est un simple naufragé, pourquoi se cache-t-il ? Nous sommes de braves gens, je suppose, et la société de braves gens n’est désagréable à personne ! Est-il venu volontairement ici ? Peut-il quitter l’île si cela lui plaît ? Y est-il encore ? N’y est-il plus ?… »

En causant ainsi, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett s’étaient embarqués et parcouraient le pont du Bonadventure. Tout à coup, le marin, ayant examiné la bitte sur laquelle était tourné le câble de l’ancre :

« Ah ! Par exemple ! s’écria-t-il. Voilà qui est fort !

– Qu’y a-t-il, Pencroff ? demanda le reporter.

– Il y a que ce n’est pas moi qui ai fait ce nœud ! »

Et Pencroff montrait une corde qui amarrait le câble sur la bitte même, pour l’empêcher de déraper.

« Comment, ce n’est pas vous ? demanda Gédéon Spilett.

– Non ! J’en jurerais. Ceci est un nœud plat, et j’ai l’habitude de faire deux demi-clefs.

– Vous vous serez trompé, Pencroff.

– Je ne me suis pas trompé ! Affirma le marin. On a ça dans la main, naturellement, et la main ne se trompe pas !

– Alors, les convicts seraient donc venus à bord ? demanda Harbert.

– Je n’en sais rien, répondit Pencroff, mais ce qui est certain, c’est qu’on a levé l’ancre du Bonadventure et qu’on l’a mouillée de nouveau ! Et tenez ! Voilà une autre preuve. On a filé du câble de l’ancre, et sa garniture n’est plus au portage de l’écubier. Je vous répète qu’on s’est servi de notre embarcation !

– Mais si les convicts s’en étaient servis, ou ils l’auraient pillée, ou bien ils auraient fui…

– Fui !… où cela ?… À l’île Tabor ?… répliqua Pencroff ! Croyez-vous donc qu’ils se seraient hasardés sur un bateau d’un aussi faible tonnage ?

– Il faudrait, d’ailleurs, admettre qu’ils avaient connaissance de l’îlot, répondit le reporter.

– Quoi qu’il en soit, dit le marin, aussi vrai que je suis Bonadventure Pencroff, du Vineyard, notre Bonadventure a navigué sans nous ! »

Le marin était tellement affirmatif que ni Gédéon Spilett ni Harbert ne purent contester son dire.

Il était évident que l’embarcation avait été déplacée, plus ou moins, depuis que Pencroff l’avait ramenée à port-ballon. Pour le marin, il n’y avait aucun doute que l’ancre n’eût été levée, puis ensuite renvoyée par le fond. Or, pourquoi ces deux manœuvres, si le bateau n’avait pas été employé à quelque expédition ?

« Mais comment n’aurions-nous pas vu le Bonadventure passer au large de l’île ? fit observer le reporter, qui tenait à formuler toutes les objections possibles.

– Eh ! Monsieur Spilett, répondit le marin, il suffit de partir la nuit avec une bonne brise, et, en deux heures, on est hors de vue de l’île !

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