« Ce sont les aboiements de Top ! s’écria Harbert.
– Oui, répondit Pencroff, et notre brave chien aboie même avec fureur !
– Nous avons nos épieux ferrés, dit Cyrus Smith. Tenons-nous sur nos gardes, et en avant !
– Cela est de plus en plus intéressant », murmura Gédéon Spilett à l’oreille du marin, qui fit un signe affirmatif.
Cyrus Smith et ses compagnons se précipitèrent pour se porter au secours du chien. Les aboiements de Top devenaient de plus en plus perceptibles. On sentait dans sa voix saccadée une rage étrange.
Était-il donc aux prises avec quelque animal dont il avait troublé la retraite ? On peut dire que, sans songer au danger auquel ils s’exposaient, les colons se sentaient maintenant pris d’une irrésistible curiosité. Ils ne descendaient plus le couloir, ils se laissaient pour ainsi dire glisser sur sa paroi, et, en quelques minutes, soixante pieds plus bas, ils eurent rejoint Top.
Là, le couloir aboutissait à une vaste et magnifique caverne. Là, Top, allant et venant, aboyait avec fureur. Pencroff et Nab, secouant leurs torches, jetèrent de grands éclats de lumière à toutes les aspérités du granit, et, en même temps, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, l’épieu dressé, se tinrent prêts à tout événement.
L’énorme caverne était vide. Les colons la parcoururent en tous sens. Il n’y avait rien, pas un animal, pas un être vivant ! Et, cependant, Top continuait d’aboyer. Ni les caresses, ni les menaces ne purent le faire taire.
« Il doit y avoir quelque part une issue par laquelle les eaux du lac s’en allaient à la mer, dit l’ingénieur.
– En effet, répondit Pencroff, et prenons garde de tomber dans un trou.
– Va, Top, va ! » cria Cyrus Smith.
Le chien, excité par les paroles de son maître, courut vers l’extrémité de la caverne, et, là, ses aboiements redoublèrent.
On le suivit, et, à la lumière des torches, apparut l’orifice d’un véritable puits qui s’ouvrait dans le granit. C’était bien par là que s’opérait la sortie des eaux autrefois engagées dans le massif, et, cette fois, ce n’était plus un couloir oblique et praticable, mais un puits perpendiculaire, dans lequel il eût été impossible de s’aventurer.
Les torches furent penchées au-dessus de l’orifice.
On ne vit rien. Cyrus Smith détacha une branche enflammée et la jeta dans cet abîme. La résine éclatante, dont le pouvoir éclairant s’accrut encore par la rapidité de sa chute, illumina l’intérieur du puits, mais rien n’apparut encore. Puis, la flamme s’éteignit avec un léger frémissement indiquant qu’elle avait atteint la couche d’eau, c’est-à-dire le niveau de la mer.
L’ingénieur, calculant le temps employé à la chute, put en estimer la profondeur du puits, qui se trouva être de quatre-vingt-dix pieds environ.
Le sol de la caverne était donc situé à quatre-vingt-dix pieds au-dessus du niveau de la mer.
« Voici notre demeure, dit Cyrus Smith.
– Mais elle était occupée par un être quelconque, répondit Gédéon Spilett, qui ne trouvait pas sa curiosité satisfaite.
– Eh bien, l’être quelconque, amphibie ou autre, s’est enfui par cette issue, répondit l’ingénieur, et il nous a cédé la place.
– N’importe, ajouta le marin, j’aurais bien voulu être Top, il y a un quart d’heure, car enfin ce n’est pas sans raison qu’il a aboyé ! »
Cyrus Smith regardait son chien, et celui de ses compagnons qui se fût approché de lui l’eût entendu murmurer ces paroles :
« Oui, je crois bien que Top en sait plus long que nous sur bien des choses ! »
Cependant, les désirs des colons se trouvaient en grande partie réalisés. Le hasard, aidé par la merveilleuse sagacité de leur chef, les avait heureusement servis. Ils avaient là, à leur disposition, une vaste caverne, dont ils ne pouvaient encore estimer la capacité à la lueur insuffisante des torches, mais qu’il serait certainement aisé de diviser en chambres, au moyen de cloisons de briques, et d’approprier, sinon comme une maison, du moins comme un spacieux appartement. Les eaux l’avaient abandonnée et n’y pouvaient plus revenir.
La place était libre.
Restaient deux difficultés : premièrement, la possibilité d’éclairer cette excavation creusée dans un bloc plein ; deuxièmement, la nécessité d’en rendre l’accès plus facile. Pour l’éclairage, il ne fallait point songer à l’établir par le haut, puisqu’une énorme épaisseur de granit plafonnait au-dessus d’elle ; mais peut-être pourrait-on percer la paroi antérieure, qui faisait face à la mer. Cyrus Smith, qui, pendant la descente, avait apprécié assez approximativement l’obliquité, et par conséquent la longueur du déversoir, était fondé à croire que la partie antérieure de la muraille devait n’être que peu épaisse. Si l’éclairage était ainsi obtenu, l’accès le serait aussi, car il était aussi facile de percer une porte que des fenêtres, et d’établir une échelle extérieure.
Cyrus Smith fit part de ses idées à ses compagnons.
« Alors, monsieur Cyrus, à l’ouvrage ! répondit Pencroff. J’ai mon pic, et je saurai bien me faire jour à travers ce mur. Où faut-il frapper ?
– Ici », répondit l’ingénieur, en indiquant au vigoureux marin un renfoncement assez considérable de la paroi, et qui devait en diminuer l’épaisseur.
Pencroff attaqua le granit, et pendant une demi-heure, à la lueur des torches, il en fit voler les éclats autour de lui. La roche étincelait sous son pic. Nab le relaya, puis Gédéon Spilett après Nab.
Ce travail durait depuis deux heures déjà, et l’on pouvait donc craindre qu’en cet endroit, la muraille n’excédât la longueur du pic, quand, à un dernier coup porté par Gédéon Spilett, l’instrument, passant au travers du mur, tomba au dehors.
« Hurrah ! toujours hurrah ! » s’écria Pencroff.
La muraille ne mesurait là que trois pieds d’épaisseur.
Cyrus Smith vint appliquer son œil à l’ouverture, qui dominait le sol de quatre-vingts pieds. Devant lui s’étendait la lisière du rivage, l’îlot, et, au delà, l’immense mer.
Mais par ce trou assez large, car la roche s’était désagrégée notablement, la lumière entra à flots et produisit un effet magique en inondant cette splendide caverne ! Si, dans sa partie gauche, elle ne mesurait pas plus de trente pieds de haut et de large sur une longueur de cent pieds, au contraire, à sa partie droite, elle était énorme, et sa voûte s’arrondissait à plus de quatre-vingts pieds de hauteur. En quelques endroits, des piliers de granit, irrégulièrement disposés, en supportaient les retombées comme celles d’une nef de cathédrale.
Appuyée sur des espèces de pieds-droits latéraux, ici se surbaissant en cintres, là s’élevant sur des nervures ogivales, se perdant sur des travées obscures dont on entrevoyait les capricieux arceaux dans l’ombre, ornée à profusion de saillies qui formaient comme autant de pendentifs, cette voûte offrait un mélange pittoresque de tout ce que les architectures byzantine, romane et gothique ont produit sous la main de l’homme. Et ici, pourtant, ce n’était que l’œuvre de la nature ! Elle seule avait creusé ce féerique Alhambra dans un massif de granit !
Les colons étaient stupéfaits d’admiration. Où ils ne croyaient trouver qu’une étroite cavité, ils trouvaient une sorte de palais merveilleux, et Nab s’était découvert, comme s’il eût été transporté dans un temple ! Des cris d’admiration étaient partis de toutes les bouches. Les hurrahs retentissaient et allaient se perdre d’écho en écho jusqu’au fond des sombres nefs.
« Ah ! mes amis, s’écria Cyrus Smith, quand nous aurons largement éclairé l’intérieur de ce massif, quand nous aurons disposé nos chambres, nos magasins, nos offices dans sa partie gauche, il nous restera encore cette splendide caverne, dont nous ferons notre salle d’étude et notre musée !
– Et nous l’appellerons ?… demanda Harbert.
– Granite-House », répondit Cyrus Smith, nom que ses compagnons saluèrent encore de leurs hurrahs.