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En ce moment, les torches étaient presque entièrement consumées, et comme, pour revenir, il fallait regagner le sommet du plateau en remontant le couloir, il fut décidé que l’on remettrait au lendemain les travaux relatifs à l’aménagement de la nouvelle demeure.

Avant de partir, Cyrus Smith vint se pencher encore une fois au-dessus du puits sombre, qui s’enfonçait perpendiculairement jusqu’au niveau de la mer. Il écouta avec attention. Aucun bruit ne se produisit, pas même celui des eaux, que les ondulations de la houle devaient quelquefois agiter dans ces profondeurs. Une résine enflammée fut encore jetée. Les parois du puits s’éclairèrent un instant mais, pas plus cette fois que la première, il ne se révéla rien de suspect.

Si quelque monstre marin avait été inopinément surpris par le retrait des eaux, il avait maintenant regagné le large par le conduit souterrain qui se prolongeait sous la grève, et que suivait le trop-plein du lac, avant qu’une nouvelle issue lui eût été offerte.

Cependant, l’ingénieur, immobile, l’oreille attentive, le regard plongé dans le gouffre, ne prononçait pas une seule parole.

Le marin s’approcha de lui, alors, et, le touchant au bras :

« Monsieur Smith ? dit-il.

– Que voulez-vous, mon ami ? répondit l’ingénieur, comme s’il fût revenu du pays des rêves.

– Les torches vont bientôt s’éteindre.

– En route ! » répondit Cyrus Smith.

La petite troupe quitta la caverne et commença son ascension à travers le sombre déversoir. Top fermait la marche, et faisait encore entendre de singuliers grognements. L’ascension fut assez pénible. Les colons s’arrêtèrent quelques instants à la grotte supérieure, qui formait comme une sorte de palier, à mi-hauteur de ce long escalier de granit. Puis ils recommencèrent à monter.

Bientôt un air plus frais se fit sentir. Les gouttelettes, séchées par l’évaporation, ne scintillaient plus sur les parois. La clarté fuligineuse des torches pâlissait. Celle que portait Nab s’éteignit, et, pour ne pas s’aventurer au milieu d’une obscurité profonde, il fallait se hâter.

C’est ce qui fut fait, et, un peu avant quatre heures, au moment où la torche du marin s’éteignait à son tour, Cyrus Smith et ses compagnons débouchaient par l’orifice du déversoir.


CHAPITRE XIX

Le lendemain, 22 mai, furent commencés les travaux destinés à l’appropriation spéciale de la nouvelle demeure. Il tardait aux colons, en effet, d’échanger, pour cette vaste et saine retraite, creusée en plein roc, à l’abri des eaux de la mer et du ciel, leur insuffisant abri des Cheminées. Celles-ci ne devaient pas être entièrement abandonnées, cependant, et le projet de l’ingénieur était d’en faire un atelier pour les gros ouvrages.

Le premier soin de Cyrus Smith fut de reconnaître sur quel point précis se développait la façade de Granite-House. Il se rendit sur la grève, au pied de l’énorme muraille, et, comme le pic, échappé des mains du reporter, avait dû tomber perpendiculairement, il suffisait de retrouver ce pic pour reconnaître l’endroit où le trou avait été percé dans le granit.

Le pic fut facilement retrouvé, et, en effet, un trou s’ouvrait en ligne perpendiculaire au-dessus du point où il s’était fiché dans le sable, à quatre-vingts pieds environ au-dessus de la grève. Quelques pigeons de roche entraient et sortaient déjà par cette étroite ouverture. Il semblait vraiment que ce fût pour eux que l’on eût découvert Granite-House !

L’intention de l’ingénieur était de diviser la portion droite de la caverne en plusieurs chambres précédées d’un couloir d’entrée, et de l’éclairer au moyen de cinq fenêtres et d’une porte percées sur la façade.

Pencroff admettait bien les cinq fenêtres, mais il ne comprenait pas l’utilité de la porte, puisque l’ancien déversoir offrait un escalier naturel, par lequel il serait toujours facile d’avoir accès dans Granite-House.

« Mon ami, lui répondit Cyrus Smith, s’il nous est facile d’arriver à notre demeure par le déversoir, cela sera également facile à d’autres que nous. Je compte, au contraire, obstruer ce déversoir à son orifice, le boucher hermétiquement.

– Et comment entrerons-nous ? demanda le marin.

– Par une échelle extérieure, répondit Cyrus Smith, une échelle de corde, qui, une fois retirée, rendra impossible l’accès de notre demeure.

– Mais pourquoi tant de précautions ? dit Pencroff. Jusqu’ici les animaux ne nous ont pas semblé être bien redoutables. Quant à être habitée par des indigènes, notre île ne l’est pas !

– En êtes-vous bien sûr, Pencroff ? demanda l’ingénieur, en regardant le marin.

– Nous n’en serons sûrs, évidemment, que lorsque nous l’aurons explorée dans toutes ses parties, répondit Pencroff.

– Oui, dit Cyrus Smith, car nous n’en connaissons encore qu’une petite portion. Mais, en tout cas, si nous n’avons pas d’ennemis au dedans, ils peuvent venir du dehors, car ce sont de mauvais parages que ces parages du Pacifique. Prenons donc nos précautions contre toute éventualité. »

Cyrus Smith parlait sagement, et, sans faire aucune autre objection, Pencroff se prépara à exécuter ses ordres.

La façade de Granite-House allait donc être éclairée au moyen de cinq fenêtres et d’une porte, desservant ce qui constituait « l’appartement » proprement dit, et au moyen d’une large baie et d’œils-de-bœuf qui permettraient à la lumière d’entrer à profusion dans cette merveilleuse nef qui devait servir de grande salle. Cette façade, située à une hauteur de quatre-vingts pieds au-dessus du sol, était exposée à l’est, et le soleil levant la saluait de ses premiers rayons. Elle se développait sur cette portion de la courtine comprise entre le saillant faisant angle sur l’embouchure de la Mercy, et une ligne perpendiculairement tracée au-dessus de l’entassement de roches qui formaient les Cheminées.

Ainsi les mauvais vents, c’est-à-dire ceux du nord-est, ne la frappaient que d’écharpe, car elle était protégée par l’orientation même du saillant.

D’ailleurs, et en attendant que les châssis des fenêtres fussent faits, l’ingénieur avait l’intention de clore les ouvertures avec des volets épais, qui ne laisseraient passer ni le vent, ni la pluie, et qu’il pourrait dissimuler au besoin.

Le premier travail consista donc à éviter ces ouvertures. La manœuvre du pic sur cette roche dure eût été trop lente, et on sait que Cyrus Smith était l’homme des grands moyens. Il avait encore une certaine quantité de nitro-glycérine à sa disposition, et il l’employa utilement. L’effet de la substance explosive fut convenablement localisé, et, sous son effort, le granit se défonça aux places mêmes choisies par l’ingénieur. Puis, le pic et la pioche achevèrent le dessin ogival des cinq fenêtres, de la vaste baie, des œils-de-bœuf et de la porte, ils en dégauchirent les encadrements, dont les profils furent assez capricieusement arrêtés, et, quelques jours après le commencement des travaux, Granite-House était largement éclairé par cette lumière du levant, qui pénétrait jusque dans ses plus secrètes profondeurs.

Suivant le plan arrêté par Cyrus Smith, l’appartement devait être divisé en cinq compartiments prenant vue sur la mer : à droite, une entrée desservie par une porte à laquelle aboutirait l’échelle, puis une première chambre-cuisine, large de trente pieds, une salle à manger, mesurant quarante pieds, une chambre-dortoir, d’égale largeur, et enfin une « chambre d’amis », réclamée par Pencroff, et qui confinait à la grande salle.

Ces chambres, ou plutôt cette suite de chambres, qui formaient l’appartement de Granite-House, ne devaient pas occuper toute la profondeur de la cavité. Elles devaient être desservies par un corridor ménagé entre elles et un long magasin, dans lequel les ustensiles, les provisions, les réserves, trouveraient largement place. Tous les produits recueillis dans l’île, ceux de la flore comme ceux de la faune, seraient là dans des conditions excellentes de conservation, et complètement à l’abri de l’humidité. L’espace ne manquait pas, et chaque objet pourrait être méthodiquement disposé. En outre, les colons avaient encore à leur disposition la petite grotte située au-dessus de la grande caverne, et qui serait comme le grenier de la nouvelle demeure.

Ce plan arrêté, il ne restait plus qu’à le mettre à exécution. Les mineurs redevinrent donc briquetiers ; puis, les briques furent apportées et déposées au pied de Granite-House.

Jusqu’alors Cyrus Smith et ses compagnons n’avaient eu accès dans la caverne que par l’ancien déversoir. Ce mode de communication les obligeait d’abord à monter sur le plateau de Grande-vue en faisant un détour par la berge de la rivière, à descendre deux cents pieds par le couloir, puis à remonter d’autant quand ils voulaient revenir au plateau. De là, perte de temps et fatigues considérables. Cyrus Smith résolut donc de procéder sans retard à la fabrication d’une solide échelle de corde, qui, une fois relevée, rendrait l’entrée de Granite-House absolument inaccessible.

Cette échelle fut confectionnée avec un soin extrême, et ses montants, formés des fibres du « curry-jonc » tressées au moyen d’un moulinet, avaient la solidité d’un gros câble. Quant aux échelons, ce fut une sorte de cèdre rouge, aux branches légères et résistantes, qui les fournit, et l’appareil fut travaillé de main de maître par Pencroff.

D’autres cordes furent également fabriquées avec des fibres végétales, et une sorte de mouffle grossière fut installée à la porte. De cette façon, les briques purent être facilement enlevées jusqu’au niveau de Granite-House. Le transport des matériaux se trouvait ainsi très simplifié, et l’aménagement intérieur proprement dit commença aussitôt. La chaux ne manquait pas, et quelques milliers de briques étaient là, prêtes à être utilisées. On dressa aisément la charpente des cloisons, très rudimentaire d’ailleurs, et, en un temps très court, l’appartement fut divisé en chambres et en magasin, suivant le plan convenu.

Ces divers travaux se faisaient rapidement, sous la direction de l’ingénieur, qui maniait lui-même le marteau et la truelle. Aucune main-d’œuvre n’était étrangère à Cyrus Smith, qui donnait ainsi l’exemple à des compagnons intelligents et zélés. On travaillait avec confiance, gaiement même, Pencroff ayant toujours le mot pour rire, tantôt charpentier, tantôt cordier, tantôt maçon, et communiquant sa bonne humeur à tout ce petit monde. Sa foi dans l’ingénieur était absolue. Rien n’eût pu la troubler.

Il le croyait capable de tout entreprendre et de réussir à tout. La question des vêtements et des chaussures, – question grave assurément, – celle de l’éclairage pendant les nuits d’hiver, la mise en valeur des portions fertiles de l’île, la transformation de cette flore sauvage en une flore civilisée, tout lui paraissait facile, Cyrus Smith aidant, et tout se ferait en son temps. Il rêvait de rivières canalisées, facilitant le transport des richesses du sol, d’exploitations de carrières et de mines à entreprendre, de machines propres à toutes pratiques industrielles, de chemins de fer, oui, de chemins de fer ! dont le réseau couvrirait certainement un jour l’île Lincoln.

L’ingénieur laissait dire Pencroff. Il ne rabattait rien des exagérations de ce brave cœur. Il savait combien la confiance est communicative, il souriait même à l’entendre parler, et ne disait rien des inquiétudes que lui inspirait quelquefois l’avenir. En effet, dans cette partie du Pacifique, en dehors du passage des navires, il pouvait craindre de n’être jamais secouru. C’était donc sur eux-mêmes, sur eux seuls, que les colons devaient compter, car la distance de l’île Lincoln à toute autre terre était telle, que se hasarder sur un bateau, de construction nécessairement médiocre, serait chose grave et périlleuse.

« Mais, comme disait le marin, ils dépassaient de cent coudées les Robinsons d’autrefois, pour qui tout était miracle à faire. »

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