– À traiter ? demanda le marin.
– À résoudre.
– Et quand commencerons-nous ?
– Demain, en organisant une chasse aux phoques.
– Pour fabriquer de la chandelle ?
– Fi donc ! Pencroff, de la bougie. »
Tel était, en effet, le projet de l’ingénieur ; projet réalisable, puisqu’il avait de la chaux et de l’acide sulfurique, et que les amphibies de l’îlot lui fourniraient la graisse nécessaire à sa fabrication.
On était au 4 juin. C’était le dimanche de la Pentecôte, et il y eut accord unanime pour observer cette fête. Tous travaux furent suspendus, et des prières s’élevèrent vers le ciel. Mais ces prières étaient maintenant des actions de grâces. Les colons de l’île Lincoln n’étaient plus les misérables naufragés jetés sur l’îlot. Ils ne demandaient plus, ils remerciaient.
Le lendemain, 5 juin, par un temps assez incertain, on partit pour l’îlot. Il fallut encore profiter de la marée basse pour franchir à gué le canal, et, à ce propos, il fut convenu que l’on construirait, tant bien que mal, un canot qui rendrait les communications plus faciles, et permettrait aussi de remonter la Mercy, lors de la grande exploration du sud-ouest de l’île, qui était remise aux premiers beaux jours.
Les phoques étaient nombreux, et les chasseurs, armés de leurs épieux ferrés, en tuèrent aisément une demi-douzaine. Nab et Pencroff les dépouillèrent, et ne rapportèrent à Granite-House que leur graisse et leur peau, cette peau devant servir à la fabrication de solides chaussures.
Le résultat de cette chasse fut celui-ci : environ trois cents livres de graisse qui devaient être entièrement employées à la fabrication des bougies.
L’opération fut extrêmement simple, et, si elle ne donna pas des produits absolument parfaits, du moins étaient-ils utilisables. Cyrus Smith n’aurait eu à sa disposition que de l’acide sulfurique, qu’en chauffant cet acide avec les corps gras neutres, – dans l’espèce la graisse de phoque, – il pouvait isoler la glycérine ; puis, de la combinaison nouvelle, il eût facilement séparé l’oléine, la margarine et la stéarine, en employant l’eau bouillante. Mais, afin de simplifier l’opération, il préféra saponifier la graisse au moyen de la chaux.
Il obtint de la sorte un savon calcaire, facile à décomposer par l’acide sulfurique, qui précipita la chaux à l’état de sulfate et rendit libres les acides gras. De ces trois acides, oléique, margarique et stéarique, le premier, étant liquide, fut chassé par une pression suffisante. Quant aux deux autres, ils formaient la substance même qui allait servir au moulage des bougies.
L’opération ne dura pas plus de vingt-quatre heures.
Les mèches, après plusieurs essais, furent faites de fibres végétales, et, trempées dans la substance liquéfiée, elles formèrent de véritables bougies stéariques, moulées à la main, auxquelles il ne manqua que le blanchiment et le polissage. Elles n’offraient pas, sans doute, cet avantage que les mèches, imprégnées d’acide borique, ont de se vitrifier au fur et à mesure de leur combustion, et de se consumer entièrement ; mais Cyrus Smith ayant fabriqué une belle paire de mouchettes, ces bougies furent grandement appréciées pendant les veillées de Granite-House.
Pendant tout ce mois, le travail ne manqua pas à l’intérieur de la nouvelle demeure. Les menuisiers eurent de l’ouvrage. On perfectionna les outils, qui étaient fort rudimentaires. On les compléta aussi. Des ciseaux, entre autres, furent fabriqués, et les colons purent enfin couper leurs cheveux, et sinon se faire la barbe, du moins la tailler à leur fantaisie.
Harbert n’en avait pas, Nab n’en avait guère, mais leurs compagnons en étaient hérissés de manière à justifier la confection desdits ciseaux.
La fabrication d’une scie à main, du genre de celles qu’on appelle égoïnes, coûta des peines infinies, mais enfin on obtint un instrument qui, vigoureusement manié, put diviser les fibres ligneuses du bois.
On fit donc des tables, des sièges, des armoires, qui meublèrent les principales chambres, des cadres de lit, dont toute la literie consista en matelas de zostère. La cuisine, avec ses planches, sur lesquelles reposaient les ustensiles en terre cuite, son fourneau de briques, sa pierre à relaver, avait très bon air, et Nab y fonctionnait gravement, comme s’il eût été dans un laboratoire de chimiste.
Mais les menuisiers durent être bientôt remplacés par les charpentiers. En effet, le nouveau déversoir, créé à coups de mine, rendait nécessaire la construction de deux ponceaux, l’un sur le plateau de Grande-vue, l’autre sur la grève même.
Maintenant, en effet, le plateau et la grève étaient transversalement coupés par un cours d’eau qu’il fallait nécessairement franchir, quand on voulait gagner le nord de l’île. Pour l’éviter, les colons eussent été obligés à faire un détour considérable et à remonter dans l’ouest jusqu’au delà des sources du Creek-Rouge. Le plus simple était donc d’établir, sur le plateau et sur la grève, deux ponceaux, longs de vingt à vingt-cinq pieds, et dont quelques arbres, seulement équarris à la hache, formèrent toute la charpente. Ce fut l’affaire de quelques jours. Les ponts établis, Nab et Pencroff en profitèrent alors pour aller jusqu’à l’huîtrière qui avait été découverte au large des dunes. Ils avaient traîné avec eux une sorte de grossier chariot, qui remplaçait l’ancienne claie vraiment trop incommode, et ils rapportèrent quelques milliers d’huîtres, dont l’acclimatation se fit rapidement au milieu de ces rochers, qui formaient autant de parcs naturels à l’embouchure de la Mercy. Ces mollusques étaient de qualité excellente, et les colons en firent une consommation presque quotidienne.
On le voit, l’île Lincoln, bien que ses habitants n’en eussent exploré qu’une très petite portion, fournissait déjà à presque tous leurs besoins. Et il était probable que, fouillée jusque dans ses plus secrets réduits, sur toute cette partie boisée qui s’étendait depuis la Mercy jusqu’au promontoire du Reptile, elle prodiguerait de nouveaux trésors. Une seule privation coûtait encore aux colons de l’île Lincoln. La nourriture azotée ne leur manquait pas, ni les produits végétaux qui devaient en tempérer l’usage ; les racines ligneuses des dragonniers, soumises à la fermentation, leur donnaient une boisson acidulée, sorte de bière bien préférable à l’eau pure ; ils avaient même fabriqué du sucre, sans cannes ni betteraves, en recueillant cette liqueur que distille l’ « acer saccharinum », sorte d’érable de la famille des acérinées, qui prospère sous toutes les zones moyennes, et dont l’île possédait un grand nombre ; ils faisaient un thé très agréable en employant les monardes rapportées de la garenne ; enfin, ils avaient en abondance le sel, le seul des produits minéraux qui entre dans l’alimentation…, mais le pain faisait défaut.
Peut-être, par la suite, les colons pourraient-ils remplacer cet aliment par quelque équivalent, farine de sagoutier ou fécule de l’arbre à pain, et il était possible, en effet, que les forêts du sud comptassent parmi leurs essences ces précieux arbres, mais jusqu’alors on ne les avait pas rencontrés.
Cependant la Providence devait, en cette circonstance, venir directement en aide aux colons, dans une proportion infinitésimale, il est vrai, mais enfin Cyrus Smith, avec toute son intelligence, toute son ingéniosité, n’aurait jamais pu produire ce que, par le plus grand hasard, Harbert trouva un jour dans la doublure de sa veste, qu’il s’occupait de raccommoder.
Ce jour-là, – il pleuvait à torrents, – les colons étaient rassemblés dans la grande salle de Granite-House, quand le jeune garçon s’écria tout d’un coup :
« Tiens, monsieur Cyrus. Un grain de blé ! »
Et il montra à ses compagnons un grain, un unique grain qui, de sa poche trouée, s’était introduit dans la doublure de sa veste.
La présence de ce grain s’expliquait par l’habitude qu’avait Harbert, étant à Richmond, de nourrir quelques ramiers dont Pencroff lui avait fait présent.
« Un grain de blé ? répondit vivement l’ingénieur.
– Oui, monsieur Cyrus, mais un seul, rien qu’un seul !
– Eh ! mon garçon, s’écria Pencroff en souriant, nous voilà bien avancés, ma foi ! Qu’est-ce que nous pourrions bien faire d’un seul grain de blé ?
– Nous en ferons du pain, répondit Cyrus Smith.
– Du pain, des gâteaux, des tartes ! répliqua le marin. Allons ! Le pain que fournira ce grain de blé ne nous étouffera pas de sitôt ! »
Harbert, n’attachant que peu d’importance à sa découverte, se disposait à jeter le grain en question, mais Cyrus Smith le prit, l’examina, reconnut qu’il était en bon état, et, regardant le marin bien en face :
« Pencroff, lui demanda-t-il tranquillement, savez-vous combien un grain de blé peut produire d’épis ?
– Un, je suppose ! répondit le marin, surpris de la question.
– Dix, Pencroff. Et savez-vous combien un épi porte de grains ?
– Ma foi, non.
– Quatre-vingts en moyenne, dit Cyrus Smith. Donc, si nous plantons ce grain, à la première récolte, nous récolterons huit cents grains, lesquels en produiront à la seconde six cent quarante mille, à la troisième cinq cent douze millions, à la quatrième plus de quatre cents milliards de grains. Voilà la proportion. »
Les compagnons de Cyrus Smith l’écoutaient sans répondre. Ces chiffres les stupéfiaient. Ils étaient exacts, cependant.