Gédéon Spilett fut tout d’abord surpris de l’odeur qu’exhalaient certains végétaux à tiges droites, cylindriques et rameuses, qui produisaient des fleurs disposées en grappes et de très petites graines. Le reporter arracha une ou deux de ces tiges et revint vers le jeune garçon, auquel il dit :
« Vois donc ce que c’est que cela, Harbert ?
– Et où avez-vous trouvé cette plante, Monsieur Spilett ?
– Là, dans une clairière, où elle pousse très abondamment.
– Eh bien ! Monsieur Spilett, dit Harbert, voilà une trouvaille qui vous assure tous les droits à la reconnaissance de Pencroff !
– C’est donc du tabac ?
– Oui, et, s’il n’est pas de première qualité, ce n’en est pas moins du tabac !
– Ah ! Ce brave Pencroff ! Va-t-il être content ! Mais il ne fumera pas tout, que diable ! Et il nous en laissera bien notre part !
– Ah ! Une idée, Monsieur Spilett, répondit Harbert. Ne disons rien à Pencroff, prenons le temps de préparer ces feuilles, et, un beau jour, on lui présentera une pipe toute bourrée !
– Entendu, Harbert, et ce jour-là notre digne compagnon n’aura plus rien à désirer en ce monde ! »
Le reporter et le jeune garçon firent une bonne provision de la précieuse plante, et ils revinrent à Granite-House, où ils l’introduisirent « en fraude », et avec autant de précaution que si Pencroff eût été le plus sévère des douaniers.
Cyrus Smith et Nab furent mis dans la confidence, et le marin ne se douta de rien, pendant tout le temps, assez long, qui fut nécessaire pour sécher les feuilles minces, les hacher, les soumettre à une certaine torréfaction sur des pierres chaudes. Cela demanda deux mois ; mais toutes ces manipulations purent être faites à l’insu de Pencroff, car, occupé de la construction du bateau, il ne remontait à Granite-House qu’à l’heure du repos.
Une fois encore, cependant, et quoi qu’il en eût, sa besogne favorite fut interrompue le 1er mai, par une aventure de pêche, à laquelle tous les colons durent prendre part. Depuis quelques jours, on avait pu observer en mer, à deux ou trois milles au large, un énorme animal qui nageait dans les eaux de l’île Lincoln. C’était une baleine de la plus grande taille, qui, vraisemblablement, devait appartenir à l’espèce australe, dite « baleine du Cap. »
« Quelle bonne fortune ce serait de nous en emparer ! s’écria le marin. Ah ! Si nous avions une embarcation convenable et un harpon en bon état, comme je dirais : « Courons à la bête, car elle vaut la peine qu’on la prenne ! »
– Eh ! Pencroff, dit Gédéon Spilett, j’aurais aimé à vous voir manœuvrer le harpon. Cela doit être curieux !
– Très curieux et non sans danger, dit l’ingénieur ; mais, puisque nous n’avons pas les moyens d’attaquer cet animal, il est inutile de s’occuper de lui.
– Je m’étonne, dit le reporter, de voir une baleine sous cette latitude relativement élevée.
– Pourquoi donc, Monsieur Spilett ? répondit Harbert. Nous sommes précisément sur cette partie du Pacifique que les pêcheurs anglais et américains appellent le « whale-field », et c’est ici, entre la Nouvelle-Zélande et l’Amérique du Sud, que les baleines de l’hémisphère austral se rencontrent en plus grand nombre.
– Rien n’est plus vrai, répondit Pencroff, et ce qui me surprend, moi, c’est que nous n’en ayons pas vu davantage. Après tout, puisque nous ne pouvons les approcher, peu importe ! »
Et Pencroff retourna à son ouvrage, non sans pousser un soupir de regret, car, dans tout marin, il y a un pêcheur, et si le plaisir de la pêche est en raison directe de la grosseur de l’animal, on peut juger de ce qu’un baleinier éprouve en présence d’une baleine !
Et si ce n’avait été que le plaisir ! Mais on ne pouvait se dissimuler qu’une telle proie eût été bien profitable à la colonie, car l’huile, la graisse, les fanons pouvaient être employés à bien des usages !
Or, il arriva ceci, c’est que la baleine signalée sembla ne point vouloir abandonner les eaux de l’île.
Donc, soit des fenêtres de Granite-House, soit du plateau de Grande-vue, Harbert et Gédéon Spilett, quand ils n’étaient pas à la chasse, Nab, tout en surveillant ses fourneaux, ne quittaient pas la lunette et observaient tous les mouvements de l’animal. Le cétacé, profondément engagé dans la vaste baie de l’Union, la sillonnait rapidement depuis le cap Mandibule jusqu’au cap Griffe, poussé par sa nageoire caudale prodigieusement puissante, sur laquelle il s’appuyait et se mouvait par soubresauts avec une vitesse qui allait quelquefois jusqu’à douze milles à l’heure. Quelquefois aussi, il s’approchait si près de l’îlot, qu’on pouvait le distinguer complètement.
C’était bien la baleine australe, qui est entièrement noire, et dont la tête est plus déprimée que celle des baleines du nord.
On la voyait aussi rejeter par ses évents, et à une grande hauteur, un nuage de vapeur… ou d’eau, car – si bizarre que le fait paraisse-les naturalistes et les baleiniers ne sont pas encore d’accord à ce sujet.
Est-ce de l’air, est-ce de l’eau qui est ainsi chassé ? On admet généralement que c’est de la vapeur, qui, se condensant soudain au contact de l’air froid, retombe en pluie.
Cependant la présence de ce mammifère marin préoccupait les colons. Cela agaçait surtout Pencroff et lui donnait des distractions pendant son travail.
Il finissait par en avoir envie, de cette baleine, comme un enfant d’un objet qu’on lui interdit. La nuit, il en rêvait à voix haute, et certainement, s’il avait eu des moyens de l’attaquer, si la chaloupe eût été en état de tenir la mer, il n’aurait pas hésité à se mettre à sa poursuite.
Mais ce que les colons ne pouvaient faire, le hasard le fit pour eux, et le 3 mai, des cris de Nab, posté À la fenêtre de sa cuisine, annoncèrent que la baleine était échouée sur le rivage de l’île.
Harbert et Gédéon Spilett, qui allaient partir pour la chasse, abandonnèrent leur fusil, Pencroff jeta sa hache, Cyrus Smith et Nab rejoignirent leurs compagnons, et tous se dirigèrent rapidement vers le lieu d’échouage.
Cet échouement s’était produit sur la grève de la pointe de l’épave, à trois milles de Granite-House et à mer haute. Il était donc probable que le cétacé ne pourrait pas se dégager facilement. En tout cas, il fallait se hâter, afin de lui couper la retraite au besoin. On courut avec pics et épieux ferrés, on passa le pont de la Mercy, on redescendit la rive droite de la rivière, on prit par la grève, et, en moins de vingt minutes, les colons étaient auprès de l’énorme animal, au-dessus duquel fourmillait déjà un monde d’oiseaux.
« Quel monstre ! » s’écria Nab.
Et l’expression était juste, car c’était une baleine australe, longue de quatre-vingts pieds, un géant de l’espèce, qui ne devait pas peser moins de cent cinquante mille livres !
Cependant le monstre, ainsi échoué, ne remuait pas et ne cherchait pas, en se débattant, à se remettre à flot pendant que la mer était haute encore.
Les colons eurent bientôt l’explication de son immobilité, quand, à marée basse, ils eurent fait le tour de l’animal.
Il était mort, et un harpon sortait de son flanc gauche.
« Il y a donc des baleiniers sur nos parages ? dit aussitôt Gédéon Spilett.
– Pourquoi cela ? demanda le marin.
– Puisque ce harpon est encore là…
– Eh ! Monsieur Spilett, cela ne prouve rien, répondit Pencroff. On a vu des baleines faire des milliers de milles avec un harpon au flanc, et celle-ci aurait été frappée au nord de l’Atlantique et serait venue mourir au sud du Pacifique, qu’il ne faudrait pas s’en étonner !