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– Décembre, répondit Harbert.

– Quelle année ?

– 1866.

– Douze ans ! Douze ans ! » s’écria-t-il.

Puis il le quitta brusquement.

Harbert avait rapporté aux colons les demandes et la réponse qui lui avaient été faites.

« Cet infortuné, fit observer Gédéon Spilett, n’était plus au courant ni des mois ni des années !

– Oui ! ajouta Harbert, et il était depuis douze ans déjà sur l’îlot quand nous l’y avons trouvé !

– Douze ans ! répondit Cyrus Smith. Ah ! Douze ans d’isolement, après une existence maudite peut-être, peuvent bien altérer la raison d’un homme !

– Je suis porté à croire, dit alors Pencroff, que cet homme n’est point arrivé à l’île Tabor par naufrage, mais qu’à la suite de quelque crime, il y aura été abandonné.

– Vous devez avoir raison, Pencroff, répondit le reporter, et si cela est, il n’est pas impossible que ceux qui l’ont laissé sur l’île ne reviennent l’y rechercher un jour !

– Et ils ne le trouveront plus, dit Harbert.

– Mais alors, reprit Pencroff, il faudrait retourner, et…

– Mes amis, dit Cyrus Smith, ne traitons pas cette question avant de savoir à quoi nous en tenir. Je crois que ce malheureux a souffert, qu’il a durement expié ses fautes, quelles qu’elles soient, et que le besoin de s’épancher l’étouffe. Ne le provoquons pas à nous raconter son histoire ! Il nous la dira sans doute, et, quand nous l’aurons apprise, nous verrons quel parti il conviendra de suivre. Lui seul, d’ailleurs, peut nous apprendre s’il a conservé plus que l’espoir, la certitude d’être rapatrié un jour, mais j’en doute !

– Et pourquoi ? demanda le reporter.

– Parce que, dans le cas où il eût été sûr d’être délivré dans un temps déterminé, il aurait attendu l’heure de sa délivrance et n’eût pas jeté ce document à la mer. Non, il est plutôt probable qu’il était condamné à mourir sur cet îlot et qu’il ne devait plus jamais revoir ses semblables !

– Mais, fit observer le marin, il y a une chose que je ne puis pas m’expliquer.

– Laquelle ?

– S’il y a douze ans que cet homme a été abandonné sur l’île Tabor, on peut bien supposer qu’il était depuis plusieurs années déjà dans cet état de sauvagerie où nous l’avons trouvé !

– Cela est probable, répondit Cyrus Smith.

– Il y aurait donc, par conséquent, plusieurs années qu’il aurait écrit ce document !

– Sans doute…, et cependant le document semblait récemment écrit !…

– D’ailleurs, comment admettre que la bouteille qui renfermait le document ait mis plusieurs années à venir de l’île Tabor à l’île Lincoln ?

– Ce n’est pas absolument impossible, répondit le reporter. Ne pouvait-elle être depuis longtemps déjà sur les parages de l’île ?

– Non, répondit Pencroff, car elle flottait encore. On ne peut pas même supposer qu’après avoir séjourné plus ou moins longtemps sur le rivage, elle ait pu être reprise par la mer, car c’est tout rochers sur la côte sud, et elle s’y fût immanquablement brisée !

– En effet, répondit Cyrus Smith, qui demeura songeur.

– Et puis, ajouta le marin, si le document avait plusieurs années de date, si depuis plusieurs années il était enfermé dans cette bouteille, il eût été avarié par l’humidité. Or, il n’en était rien, et il se trouvait dans un parfait état de conservation. »

L’observation du marin était très juste, et il y avait là un fait incompréhensible, car le document semblait avoir été récemment écrit, quand les colons le trouvèrent dans la bouteille. De plus, il donnait la situation de l’île Tabor en latitude et en longitude avec précision, ce qui impliquait chez son auteur des connaissances assez complètes en hydrographie, qu’un simple marin ne pouvait avoir.

« Il y a là, une fois encore, quelque chose d’inexplicable, dit l’ingénieur, mais ne provoquons pas notre nouveau compagnon à parler. Quand il le voudra, mes amis, nous serons prêts à l’entendre ! »

Pendant les jours qui suivirent, l’inconnu ne prononça pas une parole et ne quitta pas une seule fois l’enceinte du plateau. Il travaillait à la terre, sans perdre un instant, sans prendre un moment de repos, mais toujours à l’écart. Aux heures du repas, il ne remontait point à Granite-House, bien que l’invitation lui en eût été faite à plusieurs reprises, et il se contentait de manger quelques légumes crus. La nuit venue, il ne regagnait pas la chambre qui lui avait été assignée, mais il restait là, sous quelque bouquet d’arbres, ou, quand le temps était mauvais, il se blottissait dans quelque anfractuosité des roches. Ainsi, il vivait encore comme au temps où il n’avait d’autre abri que les forêts de l’île Tabor, et toute insistance pour l’amener à modifier sa vie ayant été vaine, les colons attendirent patiemment. Mais le moment arrivait enfin où, impérieusement et comme involontairement poussé par sa conscience, de terribles aveux allaient lui échapper.

Le 10 novembre, vers huit heures du soir, au moment où l’obscurité commençait à se faire, l’inconnu se présenta inopinément devant les colons, qui étaient réunis sous la véranda. Ses yeux brillaient étrangement, et toute sa personne avait repris son aspect farouche des mauvais jours.

Cyrus Smith et ses compagnons furent comme atterrés en voyant que, sous l’empire d’une terrible émotion, ses dents claquaient comme celles d’un fiévreux.

Qu’avait-il donc ? La vue de ses semblables lui était-elle insupportable ? En avait-il assez de cette existence dans ce milieu honnête ? Est-ce que la nostalgie de l’abrutissement le reprenait ? On dut le croire, quand on l’entendit s’exprimer ainsi en phrases incohérentes :

« Pourquoi suis-je ici ?… de quel droit m’avez-vous arraché à mon îlot ?… est-ce qu’il peut y avoir un lien entre vous et moi ?… savez-vous qui je suis… ce que j’ai fait… pourquoi j’étais là-bas… seul ? Et qui vous dit qu’on ne m’y a pas abandonné… que je n’étais pas condamné à mourir là ?… connaissez-vous mon passé ?… savez-vous si je n’ai pas volé, assassiné… si je ne suis pas un misérable… un être maudit… bon à vivre comme une bête fauve… loin de tous… dites… le savez-vous ? »

Les colons écoutaient sans interrompre le misérable, auquel ces demi-aveux échappaient pour ainsi dire malgré lui. Cyrus Smith voulut alors le calmer en s’approchant de lui, mais il recula vivement.

« Non ! Non ! s’écria-t-il. Un mot seulement… suis-je libre ?

– Vous êtes libre, répondit l’ingénieur.

– Adieu donc ! » s’écria-t-il, et il s’enfuit comme un fou.

Nab, Pencroff, Harbert coururent aussitôt vers la lisière du bois… mais ils revinrent seuls.

« Il faut le laisser faire ! dit Cyrus Smith.

– Il ne reviendra jamais…, s’écria Pencroff.

– Il reviendra », répondit l’ingénieur.

Et, depuis lors, bien des jours se passèrent ; mais Cyrus Smith – était-ce une sorte de pressentiment ? – persista dans l’inébranlable idée que le malheureux reviendrait tôt ou tard.

« C’est la dernière révolte de cette rude nature, disait-il, que le remords a touchée et qu’un nouvel isolement épouvanterait. »

Cependant, les travaux de toutes sortes furent continués, tant au plateau de Grande-vue qu’au corral, où Cyrus Smith avait l’intention de bâtir une ferme. Il va sans dire que les graines récoltées par Harbert à l’île Tabor avaient été soigneusement semées.

Le plateau formait alors un vaste potager, bien dessiné, bien entretenu, et qui ne laissait pas chômer les bras des colons. Là, il y avait toujours à travailler. À mesure que les plantes potagères s’étaient multipliées, il avait fallu agrandir les simples carrés, qui tendaient à devenir de véritables champs et à remplacer les prairies. Mais le fourrage abondait dans les autres portions de l’île, et les onaggas ne devaient pas craindre d’être jamais rationnés. Mieux valait, d’ailleurs, transformer en potager le plateau de Grande-vue, défendu par sa profonde ceinture de creeks, et reporter en dehors les prairies qui n’avaient pas besoin d’être protégées contre les déprédations des quadrumanes et des quadrupèdes. Au 15 novembre, on fit la troisième moisson. Voilà un champ qui s’était accru en surface, depuis dix-huit mois que le premier grain de blé avait été semé ! La seconde récolte de six cent mille grains produisit cette fois quatre mille boisseaux, soit plus de cinq cents millions de grains ! La colonie était riche en blé, car il suffisait de semer une dizaine de boisseaux pour que la récolte fût assurée chaque année et que tous, hommes et bêtes, pussent s’en nourrir.

La moisson fut donc faite, et l’on consacra la dernière quinzaine du mois de novembre aux travaux de panification. En effet, on avait le grain, mais non la farine, et l’installation d’un moulin fut nécessaire. Cyrus Smith eût pu utiliser la seconde chute qui s’épanchait sur la Mercy pour établir son moteur, la première étant déjà occupée à mouvoir les pilons du moulin à foulon ; mais, après discussion, il fut décidé que l’on établirait un simple moulin à vent sur les hauteurs de Grande-vue. La construction de l’un n’offrait pas plus de difficulté que la construction de l’autre, et on était sûr, d’autre part, que le vent ne manquerait pas sur ce plateau, exposé aux brises du large.

« Sans compter, dit Pencroff, que ce moulin à vent sera plus gai et fera bon effet dans le paysage ! »

On se mit donc à l’œuvre en choisissant des bois de charpente pour la cage et le mécanisme du moulin. Quelques grands grès qui se trouvaient dans le nord du lac pouvaient facilement se transformer en meules, et quant aux ailes, l’inépuisable enveloppe du ballon leur fournirait la toile nécessaire.

Cyrus Smith fit les plans, et l’emplacement du moulin fut choisi un peu à droite de la basse-cour, près de la berge du lac. Toute la cage devait reposer sur un pivot maintenu dans de grosses charpentes, de manière à pouvoir tourner avec tout le mécanisme qu’elle contenait selon les demandes du vent.

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