– Cependant… dit Gédéon Spilett, que l’affirmation de Pencroff ne satisfaisait pas.
– Cela est parfaitement possible, répondit Cyrus Smith ; mais examinons ce harpon. Peut-être, suivant un usage assez répandu, les baleiniers ont-ils gravé sur celui-ci le nom de leur navire ? »
En effet, Pencroff, ayant arraché le harpon que l’animal avait au flanc, y lut cette inscription : Maria-Stella Vineyard.
« Un navire du Vineyard ! Un navire de mon pays ! s’écria-t-il. La Maria-Stella ! un beau baleinier, ma foi ! Et que je connais bien ! Ah ! Mes amis, un bâtiment du Vineyard, un baleinier du Vineyard ! »
Et le marin, brandissant le harpon, répétait non sans émotion ce nom qui lui tenait au cœur, ce nom de son pays natal !
Mais, comme on ne pouvait attendre que la Maria-Stella vînt réclamer l’animal harponné par elle, on résolut de procéder au dépeçage avant que la décomposition se fît. Les oiseaux de proie, qui épiaient depuis quelques jours cette riche proie, voulaient, sans plus tarder, faire acte de possesseurs, et il fallut les écarter à coups de fusil.
Cette baleine était une femelle dont les mamelles fournirent une grande quantité d’un lait qui, conformément à l’opinion du naturaliste Dieffenbach, pouvait passer pour du lait de vache, et, en effet, il n’en diffère ni par le goût, ni par la coloration, ni par la densité.
Pencroff avait autrefois servi sur un navire baleinier, et il put diriger méthodiquement l’opération du dépeçage, – opération assez désagréable, qui dura trois jours, mais devant laquelle aucun des colons ne se rebuta, pas même Gédéon Spilett, qui, au dire du marin, finirait par faire « un très bon naufragé. »
Le lard, coupé en tranches parallèles de deux pieds et demi d’épaisseur, puis divisé en morceaux qui pouvaient peser mille livres chacun, fut fondu dans de grands vases de terre, apportés sur le lieu même du dépeçage, – car on ne voulait pas empester les abords du plateau de Grande-vue, – et dans cette fusion il perdit environ un tiers de son poids. Mais il y en avait à profusion : la langue seule donna six mille livres d’huile, et la lèvre inférieure quatre mille. Puis, avec cette graisse, qui devait assurer pour longtemps la provision de stéarine et de glycérine, il y avait encore les fanons, qui trouveraient, sans doute, leur emploi, bien qu’on ne portât ni parapluies ni corsets à Granite-House. La partie supérieure de la bouche du cétacé était, en effet, pourvue, sur les deux côtés, de huit cents lames cornées, très élastiques, de contexture fibreuse, et effilées à leurs bords comme deux grands peignes, dont les dents, longues de six pieds, servent à retenir les milliers d’animalcules, de petits poissons et de mollusques dont se nourrit la baleine.
L’opération terminée, à la grande satisfaction des opérateurs, les restes de l’animal furent abandonnés aux oiseaux, qui devraient en faire disparaître jusqu’aux derniers vestiges, et les travaux quotidiens furent repris à Granite-House.
Toutefois, avant de rentrer au chantier de construction, Cyrus Smith eut l’idée de fabriquer certains engins qui excitèrent vivement la curiosité de ses compagnons. Il prit une douzaine de fanons de baleine qu’il coupa en six parties égales et qu’il aiguisa à leur extrémité.
« Et cela, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, quand l’opération fut terminée, cela servira ?…
– À tuer des loups, des renards, et même des jaguars, répondit l’ingénieur.
– Maintenant ?
– Non, cet hiver, quand nous aurons de la glace à notre disposition.
– Je ne comprends pas… répondit Harbert.
– Tu vas comprendre, mon enfant, répondit l’ingénieur. Cet engin n’est pas de mon invention, et il est fréquemment employé par les chasseurs aléoutiens dans l’Amérique russe. Ces fanons que vous voyez, mes amis, eh bien ! Lorsqu’il gèlera, je les recourberai, je les arroserai d’eau jusqu’à ce qu’ils soient entièrement enduits d’une couche de glace qui maintiendra leur courbure, et je les sèmerai sur la neige, après les avoir préalablement dissimulés sous une couche de graisse. Or, qu’arrivera-t-il si un animal affamé avale un de ces appâts ? C’est que la chaleur de son estomac fera fondre la glace, et que le fanon, se détendant, le percera de ses bouts aiguisés.
– Voilà qui est ingénieux ! dit Pencroff.
– Et qui épargnera la poudre et les balles, répondit Cyrus Smith.
– Cela vaut mieux que les trappes ! ajouta Nab.
– Attendons donc l’hiver !
– Attendons l’hiver. »
Cependant la construction du bateau avançait, et, vers la fin du mois, il était à demi bordé. On pouvait déjà reconnaître que ses formes seraient excellentes pour qu’il tînt bien la mer.
Pencroff travaillait avec une ardeur sans pareille, et il fallait sa robuste nature pour résister à ces fatigues ; mais ses compagnons lui préparaient en secret une récompense pour tant de peines, et, le 31 mai, il devait éprouver une des plus grandes joies de sa vie.
Ce jour-là, à la fin du dîner, au moment où il allait quitter la table, Pencroff sentit une main s’appuyer sur son épaule.
C’était la main de Gédéon Spilett, lequel lui dit :
« Un instant, maître Pencroff, on ne s’en va pas ainsi ! Et le dessert que vous oubliez ?
– Merci, Monsieur Spilett, répondit le marin, je retourne au travail.
– Eh bien, une tasse de café, mon ami ?
– Pas davantage.
– Une pipe, alors ? »
Pencroff s’était levé soudain, et sa bonne grosse figure pâlit, quand il vit le reporter qui lui présentait une pipe toute bourrée, et Harbert, une braise ardente.
Le marin voulut articuler une parole sans pouvoir y parvenir ; mais, saisissant la pipe, il la porta à ses lèvres ; puis, y appliquant la braise, il aspira coup sur coup cinq ou six gorgées. Un nuage bleuâtre et parfumé se développa, et, des profondeurs de ce nuage, on entendit une voix délirante qui répétait :
« Du tabac ! Du vrai tabac !
– Oui, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et même de l’excellent tabac !
– Oh ! Divine providence ! Auteur sacré de toutes choses ! s’écria le marin. Il ne manque donc plus rien à notre île ! »
Et Pencroff fumait, fumait, fumait !
« Et qui a fait cette découverte ? demanda-t-il enfin. Vous, sans doute, Harbert ?
– Non, Pencroff, c’est Monsieur Spilett.
– Monsieur Spilett ! s’écria le marin en serrant sur sa poitrine le reporter, qui n’avait jamais subi pareille étreinte.