Nancy prit un instant de réflexion, elle semblait un peu perdue. Elle finit par répondre :
- Oui. Ou non. Je sais plus. Il y avait ces marques sur son corps. Lorsque je lui demandais ce qui s’était passé, el e me disait qu’on la punissait chez elle.
- Punir de quoi ?
- Elle n’en disait rien de plus. Mais el e ne disait pas que c’était son père qui la battait. Au fond, on n’en sait rien. Ma mère avait vu les traces de coups, un jour, à la plage. Et puis il y avait cette musique assourdissante qu’il enclenchait à intervalles réguliers. Les gens se doutaient que le père Kellergan cognait sa fille, mais personne n’osait rien dire. C’était notre pasteur, tout de même.
En ressortant de notre discussion avec Nancy Hattaway, Gahalowood et moi restâmes un long moment sur un banc, devant le magasin, silencieux. J’étais désespéré.
- Un foutu quiproquo ! m’écriai-je finalement. Tout ceci à cause d’un foutu quiproquo ! Comment ai-je pu être aussi stupide ?
Gahalowood essaya de me réconforter.
- Du calme, l’écrivain, ne soyez pas aussi dur avec vous-même. On s’est tous laissé avoir. On était tel ement pris par le fil de notre enquête qu’on n’a pas vu ce qui était le plus évident. Les inhibitions, ça arrive à tout le monde.
À cet instant, son téléphone sonna. Il répondit. C’était le quartier général de la police d’État qui le rappelait.
- Ils ont retrouvé le nom du type du motel, me souffla-t-il tout en écoutant ce que l’opérateur lui annonçait.
Il eut alors un drôle d’air. Puis il écarta le combiné de son oreille et il me dit :
- C’était David Kellergan.
L’éternel e musique retentissait de la maison du 245 Terrace Avenue : le père Kel ergan était chez lui.
- Il faut impérativement savoir ce qu’il voulait à Harry, me dit Gahalowood en sortant de voiture. Mais de grâce, l’écrivain, laissez-moi mener la discussion !
Lors de son contrôle au Sea Side Motel, la police de l’autoroute avait trouvé un fusil de chasse dans la voiture de David Kel ergan. Il n’avait cependant pas été inquiété davantage car il détenait l’arme légalement. Il avait expliqué être en route pour son club de tir et avoir voulu s’arrêter pour acheter un café au restaurant du motel. Les agents n’ayant rien à lui reprocher l’avaient laissé repartir.
- Tirez-lui les vers du nez, sergent, dis-je alors que nous marchions sur l’allée pavée qui menait à la maison. Je suis curieux de savoir ce que c’est que cette histoire de lettre. Kellergan m’avait pourtant affirmé connaître à peine Harry. Vous pensez qu’il m’a menti ?
- C’est ce qu’on va découvrir, l’écrivain.
J’imagine que le père Kellergan nous vit arriver, parce qu’avant même que nous ne sonnions, il ouvrit la porte, armé de son fusil. Il était hors de lui, et il avait l’air d’avoir
très envie de me tuer. « Vous avez salopé la mémoire de ma femme et de ma fille ! se mit-il à hurler. Vous êtes un fumier ! Le dernier des fils de putes ! » Gahalowood essaya de le calmer, il lui demanda de poser son fusil en expliquant que nous étions justement là pour comprendre ce qui était arrivé à Nola. Des badauds, alertés par les cris et le bruit, accoururent pour voir ce qui se passait. Bientôt, une ronde curieuse s’amassa devant la maison, tandis que le père Kel ergan vociférait toujours et que Gahalowood me faisait signe de nous éloigner lentement. Deux patrouilles de la police d’Aurora arrivèrent, toutes sirènes hurlantes. Travis Dawn sortit de l’un des véhicules, visiblement assez peu content de me voir. Il me dit : « Tu penses que t’as pas déjà foutu assez le bordel dans cette ville ? » puis il demanda à Gahalowood s’il y avait une bonne raison pour que la police d’État soit à Aurora sans qu’il en ait été informé au préalable. Comme je savais que notre temps était compté, je criai à l’attention de David Kel ergan :
- Répondez-moi, révérend : vous mettiez la musique à fond et vous vous en donniez à cœur joie, hein ?
Il agita de nouveau son fusil.
- Je n’ai jamais levé la main sur elle ! Elle n’a jamais été battue ! Vous êtes une merde, Goldman ! Je vais prendre un avocat, je vais vous traîner en justice !
- Ah oui ? Et pourquoi ne l’avez-vous pas encore fait ? Hein ? Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas déjà au tribunal ? Peut-être que vous n’avez pas envie qu’on se penche sur votre passé ? Que s’est-il passé en Alabama ?
Il cracha dans ma direction.
- Les types dans votre genre ne peuvent pas comprendre, Goldman !
- Que s’est-il passé avec Harry Quebert au Sea Side Motel ? Que nous cachez-vous ?
À cet instant, Travis se mit à beugler à son tour, menaçant Gahalowood de prévenir sa hiérarchie, et nous dûmes partir.
Nous roulâmes en silence en direction de Concord. Puis Gahalowood finit par dire :
- Qu’est-ce que nous avons manqué, l’écrivain ? Qu’est-ce qui nous est passé sous les yeux mais que nous n’avons pas vu ?
- On sait à présent que Harry était au courant de quelque chose à propos de la mère de Nola dont il ne m’a pas parlé.
- Et on peut supposer que le père Kellergan sait que Harry sait. Mais sait quoi, bon sang !
- Sergent, est-ce que vous pensez que le père Kellergan pourrait être impliqué dans cette affaire ?
La presse se délectait.
Nouveau rebondissement dans l’Affaire Harry Quebert : des incohérences découvertes dans le récit de Marcus Goldman mettent en cause la crédibilité de son livre, encensé par la critique et présenté par le magnat de l’édition nord-américaine Roy Barnaski comme le récit exact des événements qui ont conduit à l’assassinat de la jeune Nola Kellergan en 1975. Je ne pouvais pas retourner à New York tant que je n’avais pas éclairci cette affaire, et j’al ai trouver asile dans ma suite du Regent’s de Concord. La seule personne à qui je communiquai les coordonnées du lieu de mon
séjour fut Denise, afin qu’elle puisse me tenir informé de la tournure que prenaient les événements à New York et des derniers développements à propos du fantôme de la mère Kel ergan.
Ce soir-là, Gahalowood m’invita à dîner chez lui. Ses filles se mobilisaient pour la campagne d’Obama et se chargèrent d’animer le repas. Elles me donnèrent des autocollants pour ma voiture. Plus tard, dans la cuisine, Helen, que j’aidais à faire la vaisselle, me dit que j’avais mauvaise mine.
- Je ne comprends pas ce que j’ai fait, lui expliquai-je. Comment est-ce que j’ai pu me planter à ce point ?
- Il doit y avoir une bonne raison, Marcus. Vous savez, Perry croit beaucoup en vous. Il dit que vous êtes quelqu’un d’exceptionnel. Ça fait trente ans que je le connais et il n’a jamais utilisé ce terme pour personne. Je suis certaine que vous n’avez pas fait n’importe quoi et qu’il y a une explication rationnel e à toute cette affaire.
Cette nuit-là, Gahalowood et moi restâmes enfermés pendant de longues heures dans son bureau, à étudier le manuscrit que Harry m’avait laissé. C’est ainsi que je découvris ce roman inédit, Les Mouettes d’Aurora, un roman magnifique au travers duquel Harry racontait son histoire avec Nola. Il n’y avait aucune date mais j’estimais qu’il avait dû être écrit postérieurement aux Origines du mal. Car si au travers de ce dernier, il racontait l’amour impossible qui ne se concrétisait jamais, dans Les Mouettes d’Aurora, il racontait comment Nola l’avait inspiré, comment el e n’avait jamais cessé de croire en lui et l’avait encouragé, faisant de lui le grand écrivain qu’il était devenu. Mais à la fin de ce roman, Nola ne meurt pas : quelques mois après son succès, le personnage central, prénommé Harry, fortune faite, disparaît et s’en va au Canada où, dans une jolie maison au bord d’un lac, Nola l’attend.
Sur le coup des deux heures du matin, Gahalowood nous fit du café et me demanda :