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moins. Bientôt, ceux des passants qui me reconnaissaient encore se mirent à me demander : « Monsieur Goldman, quel sera le sujet de votre prochain livre ? Et quand sortira-t-il ? » Je compris qu’il fal ait m’y mettre et je m’y étais mis : j’avais noté des idées sur des feuil es volantes et esquissé des synopsis sur mon ordinateur. Mais rien de bon. J’avais alors pensé à d’autres idées et esquissé d’autres synopsis. Mais sans succès non plus. Je m’étais finalement acheté un nouvel ordinateur, dans l’espoir qu’il serait vendu avec de bonnes idées et d’excellents synopsis. Mais en vain. J’avais ensuite essayé de changer de méthode : j’avais réquisitionné Denise jusque tard dans la nuit pour qu’elle prenne en dictée ce que je pensais être de grandes phrases, de bons mots et des attaques de roman exceptionnelles. Mais le lendemain, les mots me paraissaient fades, les phrases bancales et mes attaques, des défaites. J’entrais dans la seconde phase de ma maladie.

À l’automne 2007, il y avait une année que mon premier livre était paru et je n’avais pas encore écrit la moindre ligne du suivant. Lorsqu’il n’y eut plus de lettres à classer, que dans les lieux publics on ne me reconnaissait plus et que, dans les grandes librairies de Broadway, les affiches à mon effigie avaient disparu, je compris que la gloire était éphémère. Elle était une gorgone affamée et ceux qui ne la nourrissaient pas se voyaient rapidement remplacés : les hommes politiques du moment, la starlette de la dernière émission de téléréalité, le groupe de rock qui venait de percer avaient repris pour eux ma part d’attention. Il ne s’était pourtant écoulé que douze petits mois depuis mon livre : un laps de temps ridiculement court à mes yeux mais qui, à l’échel e de l’humanité, correspondait à une éternité. Durant cette même année, pour la seule Amérique, un million d’enfants étaient nés, un million de personnes étaient mortes, une bonne dizaine de mil iers s’étaient fait tirer dessus, un demi-million avaient plongé dans la drogue, un mil ion étaient devenues mil ionnaires, dix-sept mil ions avaient changé de téléphone portable, cinquante mille étaient décédées dans un accident de voiture et, dans les mêmes circonstances, deux millions avaient été blessées plus ou moins gravement. Quant à moi, je n’avais écrit qu’un seul livre.

Schmid & Hanson, la puissante maison d’édition new-yorkaise qui m’avait offert une coquette somme d’argent pour publier mon premier roman et avait placé beaucoup d’espoir en moi, harcelait mon agent, Douglas Claren, qui, lui, me traquait en retour. Il me disait que le temps pressait, qu’il fallait absolument que je présente un nouveau manuscrit, et moi, je m’efforçais de le rassurer pour me rassurer moi-même, lui affirmant que mon second roman avançait bon train et qu’il n’avait aucun souci à se faire. Mais malgré les heures passées enfermé dans mon bureau, mes pages restaient blanches : l’inspiration s’en était al ée sans crier gare et je ne la retrouvais plus. Et le soir, dans mon lit, incapable de trouver le sommeil, je songeais que bientôt, et avant ses trente ans, le grand Marcus Goldman n’existerait déjà plus. Cette pensée m’effraya tellement que je décidai de partir en vacances pour me changer les idées : je m’offris un mois dans un palace de Miami, soi-disant pour me ressourcer, intimement persuadé que la détente sous les palmiers me permettrait de retrouver le plein usage de mon génie créateur. Mais la Floride n’était évidemment qu’une magnifique tentative de fuite et, deux mil e ans avant moi, le philosophe Sénèque avait déjà expérimenté cette pénible situation : où que vous fuyiez, vos problèmes s’invitent dans vos bagages et vous suivent partout. C’était comme si, à peine arrivé à Miami, un gentil bagagiste

cubain m’avait couru après à la sortie de l’aéroport et m’avait dit :

- Êtes-vous Monsieur Goldman ?

- Oui.

- Alors ceci vous appartient.

Il m’aurait tendu une enveloppe contenant un paquet de feuilles.

- Ce sont mes pages blanches ?

- Oui, Monsieur Goldman. Vous n’al iez tout de même pas quitter New York sans les prendre avec vous ?

Ainsi passai-je ce mois en Floride seul, enfermé dans une suite avec mes démons, misérable et dépité. Sur mon ordinateur, al umé jour et nuit, le document que j’avais intitulé nouveau roman doc restait désespérément vierge. Je compris que j’avais contracté une maladie très répandue dans le milieu artistique le soir où j’offris une margarita au pianiste du bar de l’hôtel. Installé au comptoir, il me raconta que, de toute sa vie, il n’avait écrit qu’une seule chanson, mais que cette chanson avait été un tube du tonnerre. Il avait connu un tel succès qu’il n’avait plus jamais rien pu écrire d’autre et à présent, ruiné et malheureux, il survivait en pianotant les succès des autres pour les clients des hôtels. « À l’époque, j’ai fait des tournées d’enfer dans les plus grandes sal es du pays, me dit-il en s’accrochant à mon col de chemise. Dix mil e personnes qui hurlaient mon nom, avec des nanas qui tombaient dans les pommes et d’autres qui me lançaient leur petite culotte. C’était quelque chose. » Et après avoir léché comme un petit chien le sel autour de son verre, il ajouta : « Je te promets que c’est la vérité. » Le pire justement, c’est que je savais que c’était vrai.

La troisième phase de mes malheurs débuta dès mon retour à New York. Dans l’avion qui me ramenait de Miami, je lus un article sur un jeune auteur qui venait de sortir un roman encensé par la critique, et à mon arrivée à l’aéroport de La Guardia, je vis son visage sur de grandes affiches dans le hal de récupération des bagages. La vie me narguait : non seulement on m’oubliait, mais pire encore, on était en train de me remplacer. Douglas, qui vint me chercher à l’aéroport, était dans tous ses états : Schmid & Hanson, à bout de patience, voulaient une preuve que j’avançais et que je serais bientôt en mesure de leur apporter un nouveau manuscrit achevé.

- On est mal, me dit-il dans la voiture en me ramenant à Manhattan. Dis-moi que la Floride t’a revigoré et que tu as un bouquin déjà bien avancé ! Il y a ce type dont tout le monde parle. Son livre va être le grand succès de Noël. Et toi, Marcus ? Qu’est-ce que t’as pour Noël ?

- Je vais m’y mettre ! M’écriai-je, paniqué. Je vais y arriver ! On fera une grande campagne de publicité et ça marchera ! Les gens ont aimé le premier livre, ils aimeront le suivant !

- Marc, tu ne comprends pas : on aurait pu faire ça il y a quelques mois encore.

C’était la stratégie : surfer sur ton succès, alimenter le public, lui donner ce qu’il demandait. Le public voulait Marcus Goldman, mais comme Marcus Goldman est allé se la couler douce en Floride, les lecteurs sont al és acheter le livre de quelqu’un d’autre. Tu as étudié un peu l’économie, Marc ? Les livres sont devenus un produit interchangeable : les gens veulent un bouquin qui leur plaît, qui les détend, qui les divertit. Et si c’est pas toi qui le leur donnes, ce sera ton voisin, et toi tu seras bon pour la poubelle.

Épouvanté par les oracles de Douglas, je me mis au travail comme jamais : je

commençais à écrire à six heures du matin, je n’arrêtais jamais avant neuf ou dix heures du soir. Des journées entières passées dans mon bureau, à écrire sans discontinuer, emporté par la frénésie du désespoir, à ébaucher des mots, emmancher des phrases et multiplier les idées de roman. Mais à mon grand dam, je ne produisais rien de valable. Denise, elle, passait ses journées à s’inquiéter de mon état. Comme el e n’avait plus rien d’autre à faire, plus de dictée à prendre, plus de courrier à classer, plus de café à préparer, el e faisait les cent pas dans le couloir. Et lorsqu’elle n’y tenait plus, el e tambourinait contre ma porte.

- Je vous en supplie, Marcus, ouvrez-moi ! Gémissait-elle. Sortez de ce bureau, al ez vous promener un peu au parc. Vous n’avez rien mangé aujourd’hui !

Je lui répondais en hurlant :

- Pas faim ! Pas faim ! Pas de bouquin, pas de repas !

Elle en sanglotait presque.

- Ne dites pas d’horreur, Marcus. Je vais al er au deli de l’angle de la rue vous chercher des sandwichs au roast-beef, vos préférés. Je me dépêche ! Je me dépêche !

Je l’entendais attraper son sac et courir jusqu’à la porte d’entrée avant de se jeter dans les escaliers, comme si sa précipitation al ait changer quelque chose à ma situation. Car j’avais enfin pris la mesure du mal qui me frappait : écrire un livre en partant de rien m’avait semblé très facile, mais à présent que j’étais au sommet, à présent qu’il me fallait assumer mon talent et répéter la marche épuisante vers le succès qu’est l’écriture d’un bon roman, je ne m’en sentais plus capable. J’étais terrassé par la maladie des écrivains et il n’y avait personne pour m’aider : ceux à qui j’en parlais me disaient que c’était trois fois rien, que c’était sûrement très commun et que si je n’écrivais pas mon livre aujourd’hui, je le ferais demain. J’essayai, deux jours durant, d’aller travailler dans mon ancienne chambre, chez mes parents, à Newark, là même où j’avais trouvé l’inspiration pour mon premier roman. Mais cette tentative se solda par un échec lamentable, auquel ma mère ne fut peut-être pas étrangère, notamment pour avoir passé ces deux journées assise à côté de moi, à scruter l’écran de mon ordinateur portable et à me répéter : « C’est très bien, Markie. »

- Maman, je n’ai pas écrit une ligne, finis-je par dire.

- Mais je sens que ça va être très bon.

- Maman, si tu me laissais seul.

- Pourquoi seul ? As-tu mal au ventre ? As-tu besoin de péter ? Tu peux péter devant moi, mon chéri. Je suis ta mère.

- Non, je n’ai pas besoin de péter, Maman.

- As-tu faim alors ? Veux-tu des pancakes ? Des gaufres ? Quelque chose de salé ? Des œufs peut-être ?

- Non, je n’ai pas faim.

- Alors pourquoi veux-tu que je te laisse ? Es-tu en train d’essayer de dire que la présence de la femme qui t’a donné la vie te dérange ?

- Non, tu ne me déranges pas, mais.

- Mais quoi ?

- Rien, Maman.

- Il te faudrait une petite copine, Markie. Crois-tu que je ne sais pas que tu as rompu avec cette actrice télévisuelle ? Comment s’appelle-t-el e déjà ?

- Lydia Gloor. De toute façon, on n’était pas vraiment ensemble, Maman. Je veux

dire : c’était juste une histoire comme ça.

- Une histoire comme ça, une histoire comme ça ! Voilà ce que font les jeunes maintenant : ils font des histoires comme ça et ils se retrouvent à cinquante ans chauves et sans famille !

- Quel est le rapport avec être chauve, Maman ?

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