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Ainsi passai-je ce mois en Floride seul, enfermé dans une suite avec mes démons, misérable et dépité. Sur mon ordinateur, al umé jour et nuit, le document que j’avais intitulé nouveau roman doc restait désespérément vierge. Je compris que j’avais contracté une maladie très répandue dans le milieu artistique le soir où j’offris une margarita au pianiste du bar de l’hôtel. Installé au comptoir, il me raconta que, de toute sa vie, il n’avait écrit qu’une seule chanson, mais que cette chanson avait été un tube du tonnerre. Il avait connu un tel succès qu’il n’avait plus jamais rien pu écrire d’autre et à présent, ruiné et malheureux, il survivait en pianotant les succès des autres pour les clients des hôtels. « À l’époque, j’ai fait des tournées d’enfer dans les plus grandes sal es du pays, me dit-il en s’accrochant à mon col de chemise. Dix mil e personnes qui hurlaient mon nom, avec des nanas qui tombaient dans les pommes et d’autres qui me lançaient leur petite culotte. C’était quelque chose. » Et après avoir léché comme un petit chien le sel autour de son verre, il ajouta : « Je te promets que c’est la vérité. » Le pire justement, c’est que je savais que c’était vrai.

La troisième phase de mes malheurs débuta dès mon retour à New York. Dans l’avion qui me ramenait de Miami, je lus un article sur un jeune auteur qui venait de sortir un roman encensé par la critique, et à mon arrivée à l’aéroport de La Guardia, je vis son visage sur de grandes affiches dans le hal de récupération des bagages. La vie me narguait : non seulement on m’oubliait, mais pire encore, on était en train de me remplacer. Douglas, qui vint me chercher à l’aéroport, était dans tous ses états : Schmid & Hanson, à bout de patience, voulaient une preuve que j’avançais et que je serais bientôt en mesure de leur apporter un nouveau manuscrit achevé.

- On est mal, me dit-il dans la voiture en me ramenant à Manhattan. Dis-moi que la Floride t’a revigoré et que tu as un bouquin déjà bien avancé ! Il y a ce type dont tout le monde parle. Son livre va être le grand succès de Noël. Et toi, Marcus ? Qu’est-ce que t’as pour Noël ?

- Je vais m’y mettre ! M’écriai-je, paniqué. Je vais y arriver ! On fera une grande campagne de publicité et ça marchera ! Les gens ont aimé le premier livre, ils aimeront le suivant !

- Marc, tu ne comprends pas : on aurait pu faire ça il y a quelques mois encore.

C’était la stratégie : surfer sur ton succès, alimenter le public, lui donner ce qu’il demandait. Le public voulait Marcus Goldman, mais comme Marcus Goldman est allé se la couler douce en Floride, les lecteurs sont al és acheter le livre de quelqu’un d’autre. Tu as étudié un peu l’économie, Marc ? Les livres sont devenus un produit interchangeable : les gens veulent un bouquin qui leur plaît, qui les détend, qui les divertit. Et si c’est pas toi qui le leur donnes, ce sera ton voisin, et toi tu seras bon pour la poubelle.

Épouvanté par les oracles de Douglas, je me mis au travail comme jamais : je

commençais à écrire à six heures du matin, je n’arrêtais jamais avant neuf ou dix heures du soir. Des journées entières passées dans mon bureau, à écrire sans discontinuer, emporté par la frénésie du désespoir, à ébaucher des mots, emmancher des phrases et multiplier les idées de roman. Mais à mon grand dam, je ne produisais rien de valable. Denise, elle, passait ses journées à s’inquiéter de mon état. Comme el e n’avait plus rien d’autre à faire, plus de dictée à prendre, plus de courrier à classer, plus de café à préparer, el e faisait les cent pas dans le couloir. Et lorsqu’elle n’y tenait plus, el e tambourinait contre ma porte.

- Je vous en supplie, Marcus, ouvrez-moi ! Gémissait-elle. Sortez de ce bureau, al ez vous promener un peu au parc. Vous n’avez rien mangé aujourd’hui !

Je lui répondais en hurlant :

- Pas faim ! Pas faim ! Pas de bouquin, pas de repas !

Elle en sanglotait presque.

- Ne dites pas d’horreur, Marcus. Je vais al er au deli de l’angle de la rue vous chercher des sandwichs au roast-beef, vos préférés. Je me dépêche ! Je me dépêche !

Je l’entendais attraper son sac et courir jusqu’à la porte d’entrée avant de se jeter dans les escaliers, comme si sa précipitation al ait changer quelque chose à ma situation. Car j’avais enfin pris la mesure du mal qui me frappait : écrire un livre en partant de rien m’avait semblé très facile, mais à présent que j’étais au sommet, à présent qu’il me fallait assumer mon talent et répéter la marche épuisante vers le succès qu’est l’écriture d’un bon roman, je ne m’en sentais plus capable. J’étais terrassé par la maladie des écrivains et il n’y avait personne pour m’aider : ceux à qui j’en parlais me disaient que c’était trois fois rien, que c’était sûrement très commun et que si je n’écrivais pas mon livre aujourd’hui, je le ferais demain. J’essayai, deux jours durant, d’aller travailler dans mon ancienne chambre, chez mes parents, à Newark, là même où j’avais trouvé l’inspiration pour mon premier roman. Mais cette tentative se solda par un échec lamentable, auquel ma mère ne fut peut-être pas étrangère, notamment pour avoir passé ces deux journées assise à côté de moi, à scruter l’écran de mon ordinateur portable et à me répéter : « C’est très bien, Markie. »

- Maman, je n’ai pas écrit une ligne, finis-je par dire.

- Mais je sens que ça va être très bon.

- Maman, si tu me laissais seul.

- Pourquoi seul ? As-tu mal au ventre ? As-tu besoin de péter ? Tu peux péter devant moi, mon chéri. Je suis ta mère.

- Non, je n’ai pas besoin de péter, Maman.

- As-tu faim alors ? Veux-tu des pancakes ? Des gaufres ? Quelque chose de salé ? Des œufs peut-être ?

- Non, je n’ai pas faim.

- Alors pourquoi veux-tu que je te laisse ? Es-tu en train d’essayer de dire que la présence de la femme qui t’a donné la vie te dérange ?

- Non, tu ne me déranges pas, mais.

- Mais quoi ?

- Rien, Maman.

- Il te faudrait une petite copine, Markie. Crois-tu que je ne sais pas que tu as rompu avec cette actrice télévisuelle ? Comment s’appelle-t-el e déjà ?

- Lydia Gloor. De toute façon, on n’était pas vraiment ensemble, Maman. Je veux

dire : c’était juste une histoire comme ça.

- Une histoire comme ça, une histoire comme ça ! Voilà ce que font les jeunes maintenant : ils font des histoires comme ça et ils se retrouvent à cinquante ans chauves et sans famille !

- Quel est le rapport avec être chauve, Maman ?

- Il n’y en a pas. Mais trouves-tu normal que j’apprenne que tu es avec cette fille en lisant un magazine ? Quel fils fait ça à sa mère, hein ? Figure-toi que juste avant ton départ en Floride, j’arrive chez Scheingetz le coiffeur, pas le boucher et là tout le monde me regarde avec un drôle d’air. Je demande ce qui se passe, et voilà que Madame Berg, son casque de permanente sur la tête, me montre le magazine qu’elle lit : il y a une photo de toi et de cette Lydia Gloor, dans la rue, ensemble, et le titre de l’article qui dit que vous vous êtes séparés. Tout le salon de coiffure savait que vous aviez rompu et moi je ne savais même pas que tu fréquentais cette fil e ! Bien sûr, je ne voulais pas passer pour une imbécile : j’ai dit que c’était une femme charmante et qu’elle était souvent venue dîner à la maison.

- Maman, je ne t’en ai pas parlé parce que ce n’était pas sérieux. Ce n’était pas la bonne, tu comprends.

- Mais ce n’est jamais la bonne ! Tu ne rencontres personne de correct, Markie !

Voilà le problème. Crois-tu que des actrices télévisuelles puissent tenir un ménage ?

Figure-toi que j’ai rencontré Madame Emerson hier au supermarché : sa fille est célibataire aussi. Elle serait parfaite pour toi. En plus, elle a de très bel es dents. Veux-tu que je lui dise de passer maintenant ?

- Non, Maman. J’essaie de travailler.

À cet instant, on sonna à la porte.

- Je crois que ce sont elles, dit ma mère.

- Comment ça, ce sont el es ?

- Madame Emerson et sa fille. Je leur ai dit de venir prendre le thé à seize heures. Il est seize heures pile. Une bonne femme est une femme à l’heure. Ne l’aimes-tu pas déjà ?

- Tu les as invitées à prendre le thé ? Fous-les dehors, Maman ! Je ne veux pas les voir ! J’ai un livre à écrire, bon sang ! Je ne suis pas là pour jouer à la dînette, je dois écrire un roman !

- Oh, Markie, il te faudrait vraiment une petite copine. Une petite copine avec qui tu te fiances et avec qui tu te maries. Tu penses trop aux livres et pas assez au mariage…

Personne ne saisissait l’enjeu de la situation : il me fallait impérativement un nouveau livre, ne serait-ce que pour respecter les clauses du contrat qui me liait à ma maison d’édition. Dans le courant du mois de janvier 2008, Roy Barnaski, puissant directeur de Schmid & Hanson, me convoqua dans son bureau du 51e étage d’une tour de Lafayette Street pour un sérieux rappel à l’ordre : « Alors, Goldman, quand est-ce que j’aurai votre nouveau manuscrit ? Aboya-t-il. Notre contrat porte sur cinq livres : il faut vous mettre au boulot, et vite ! Il faut du résultat, il faut faire du chiffre ! Vous êtes en retard sur les délais ! Vous êtes en retard sur tout ! Vous avez vu ce type qui a sorti son bouquin avant Noël ? Il vous a remplacé auprès du public ! Son agent dit que son prochain roman est déjà presque terminé. Et vous ? Vous, vous nous faites perdre de l’argent ! Alors secouez-vous et redressez la situation. Frappez un grand coup, écrivez-

moi un bon bouquin, et sauvez votre peau. Je vous laisse six mois, je vous laisse jusqu’en juin. » Six mois pour écrire un livre alors que j’étais bloqué depuis presque une année et demie. C’était impossible. Pire encore, Barnaski, en m’imposant son délai, ne m’avait pas informé des conséquences auxquel es je m’exposais si je ne m’exécutais pas. C’est Douglas qui s’en chargea, deux semaines plus tard, au cours d’une énième conversation dans mon appartement. Il me dit : « Il va falloir écrire, mon vieux, tu peux plus te débiner. Tu as signé pour cinq livres ! Cinq livres ! Barnaski est furax, il ne veut plus patienter. Il m’a dit qu’il te laissait jusqu’à juin. Et tu sais ce qui va se passer si tu te plantes ? Ils vont rompre ton contrat, ils vont te poursuivre en justice et te sucer jusqu’à la moelle. Ils vont te prendre tout ton pognon et tu pourras tirer un trait sur ta belle vie, ton bel appartement, tes pompes italiennes, ta grosse bagnole : tu n’auras plus rien. Ils te saigneront. » Voilà que moi qui, une année plus tôt, étais considéré comme la nouvelle étoile de la littérature de ce pays, j’étais désormais devenu le grand désespoir, la grande limace de l’édition nord-américaine. Leçon numéro deux : en dehors d’être éphémère, la gloire n’était pas sans conséquence. Le soir qui suivit la mise en garde de Douglas, je décrochai mon téléphone et je composai le numéro de la seule personne dont je considérais qu’elle pouvait me tirer de ce mauvais pas : Harry Quebert, mon ancien professeur d’université et surtout l’un des auteurs les plus lus et les plus respectés d’Amérique, avec qui j’étais étroitement lié depuis une dizaine d’années, depuis que j’avais été son étudiant à l’université de Burrows, dans le Massachusetts.

À ce moment-là, il y avait plus d’une année que je ne l’avais pas vu et presque autant de temps que je ne lui avais pas téléphoné. Je l’appelai chez lui, à Aurora, dans le New Hampshire. En entendant ma voix, il me dit d’un ton narquois :

- Oh, Marcus ! C’est bien vous qui me téléphonez ? Incroyable. Depuis que vous êtes une vedette, vous ne donnez plus de nouvelles. J’ai essayé de vous appeler il y a un mois, je suis tombé sur votre secrétaire qui m’a dit que vous n’étiez là pour personne.

Je répondis de but en blanc :

- Ça va mal, Harry. Je crois que je ne suis plus écrivain.

Il redevint aussitôt sérieux :

- Qu’est-ce que vous me chantez là, Marcus ?

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